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En la mémoire de Yves Kodratoff

1er président de l’association Les Enfants d’Yggdrasill, il a rejoint les ancêtres le 8 mars 2023. Pionnier de la religion germano-scandinave en France, il a aussi été le premier dans l’Ásatrú francophone à apprendre le vieux norrois pour étudier les Eddas et les sagas.

Ses traduction commentées de deux textes mythiques majeurs, le Hávamál et la Völuspá, ont servi à de nombreux païens. Il insistait aussi sur l’importance de la poésie et de la danse lors des cérémonies qu’il organisait, pour s’approcher de l’expérience d’un blót antique.

Ex-directeur de recherche au CNRS et auteur de plusieurs livres sur les runes, il a largement contribué au développement de notre religion en France. L’association Les Enfants d’Yggdrasill lui doit en partie son orientation apolitique et reconstructionniste, profondément enracinée dans l’étude des anciennes coutumes.



Voici un court poème composé en son honneur :

Norna dóms of notit hafði
Skylði fara fægir blóta,
Epli Heljar til eta í náfirði.
Vallands herr hörga nýrra
Skal drekka um skeið minni
Þess hét garmr galdrs fǫðurs.
Fjölkunnigr var Freyju ástvinr,
Spjöll opt hljóðaði heilagra goða!


Quand il vint au bout de la sentence des Nornes,
Il dût partir, le cultivateur des sacrifices,
Pour manger les pommes de Hel dans le ravin du cadavre.
La foule des nouveaux autels de France
Boira pendant longtemps en la mémoire
De celui qui se nommait « Molosse du Père des Incantations ».
Il était versé dans l’art magique, le bien-aimé de Freyja,
Souvent il chantait les histoires des dieux bénis !

* La « sentence des Nornes » est le temps de vie alloué à chaque être humain.
* Le « cultivateur des sacrifices » est une formule poétique pour désigner un païen, de même que le « molosse d’Odin ( = Père des Incantions) » désigne le chien. Son pseudonyme sur internet était hund-heiðinn, « chien de païen », un terme utilisé comme insulte par les chrétiens.
* « Manger les pommes de Hel » = mourir, et « le ravin du cadavre » = la tombe.
* « La foule des autels » est aussi une formule qui désigne ceux qui continuaient à honorer les Dieux.

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Le néodruidisme « n’a absolument rien à voir avec les pratiques antiques »

Grégory Moigne a soutenu, ce lundi 6 février 2023, à Brest, sa thèse pour l’obtention du titre de docteur en études celtiques de l’Université de Bretagne Occidentale, titrée : « Le druidisme en Bretagne : militantisme celtique, spiritualité païenne et naturalisme holistique ».

La conclusion des sept années de recherches de ce brittophone chevronné ? Le néodruidisme « est une invention moderne », qui « n’a absolument rien à voir avec les pratiques antiques, même dans ses cérémonies ». Il incorpore par contre toutes sortes de modes contemporaines, telles que « le new-age, le néochamanisme, le développement personnel et le bien-être » (source : interview Le Parisien du 06/02/2023).

Au cours de son enquête, il a pu rencontrer le groupe nommé « Gorsedd de Bretagne » (dont les membres sont régulièrement présentés comme des « druides » par la presse régionale et locale), ainsi que d’autres groupes néodruidiques bretons, y compris en participant à leurs cérémonies. Il a également rencontré les responsables des plus anciens groupes néodruidiques britanniques, ceux qui sont à l’origine du néodruidisme breton : le Gorsedd du Pays de Galles, ainsi que le « Druid Order ». Les données collectées, recoupées avec les archives de l’Université de Dublin, du Pays de Galles, et du Centre de Recherche Bretonne et Celtique (CRBC), lui ont clairement permis non seulement d’établir l’absence de filiation entre les druides antiques et les différents groupes néodruidiques modernes (nés au 18e siècle en Grande-Bretagne), mais aussi de démontrer que les idées et pratiques de ces groupes ne se basent pas sur une étude approfondie de ce qui est connu des religions celtiques pré-chrétiennes.

Il existe cependant aujourd’hui, bien qu’il s’agisse d’un phénomène nettement plus minoritaire que le néodruidisme, des tentatives de résurgence de la religion celtique, sous une forme clanique traditionnelle, en puisant aux vraies sources de la tradition celtique.

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Succès de la résurgence de la religion zoroastrienne pré-islamique en Iran

Le Group for Analyzing and Measuring Attitudes in irAN (GAMAAN) a conduit en 2020 une étude en ligne concernant l’attitude des Iraniens vis-à-vis des croyances et pratiques religieuses. Le gouvernement de la République Islamique d’Iran affirme que 99,5% des Iraniens sont musulmans, et que seuls environ 25 000 Iraniens pratiquent la religion zoroastrienne, c’est-à-dire la religion ethnique iranienne pré-islamique, issue des anciennes traditions sacrées indo-européennes (qui sont aussi à l’origine des religions ethniques européennes). Ces « Zoroastriens autorisés » sont les descendants directs des familles qui ont accepté le statut social inférieur des non-musulmans (impôts supplémentaires, interdiction de porter des armes, interdictions pour les hommes d’épouser des musulmanes, peine de mort en cas de tentative de convertir un musulman, etc), suite à la conquête arabo-musulmane de la Perse au VIIe siècle de l’ère chrétienne.

Cependant, l’étude conduite en 2020, et dont la méthodologie a été soigneusement calibrée pour essayer d’éviter les différents biais possibles, estime que 7,7% des Iraniens se considèrent comme étant zoroastriens, ce qui ferait plus de 6 millions de Zoroastriens, soit 270 fois plus que le nombre de Zoroastriens reconnus par la République Islamique d’Iran. Ces « Zoroastriens illégaux » sont des descendants d’Iraniens ayant accepté d’abandonner le zoroastrisme : l’Islam considérant l’apostasie comme un péché mortel, aucun « retour en arrière » n’est autorisé par le gouvernement de la République islamique, et les personnes abandonnant l’Islam sont régulièrement condamnés à des amendes importantes et à des peines de prison. Malgré cela, depuis quelques générations de plus en plus d’Iraniens se tournent vers la religion de leurs lointains ancêtres, aux époques où l’Empire Perse était une des plus grandes puissances mondiales (Empire Achéménide de -550 à -330 de l’ère chrétienne, puis Empire Sassanide de 224 à 651 de l’ère chrétienne).

Zoroastriens priant au sanctuaire de Chak Chak en Iran (Ebrahim Noroozi pour Associated Press)

Cependant, il reste difficile d’accéder à un apprentissage de qualité, car les prêtres zoroastriens iraniens ont interdiction, sous peine de poursuites judiciaires, d’enseigner leur religion aux personnes « légalement musulmanes », soit 99,5% de la population. De plus, les Zoroastriens traditionnels risquent d’avoir du mal à ne pas diluer leurs traditions face au grand nombre de « reconvertis », autoformés avec du contenu disponible sur internet (souvent rédigé par des membres de la diaspora iranienne en Europe et en Amérique du Nord, eux-mêmes en grande partie des « reconvertis »), et parfois incités à se revendiquer comme Zoroastriens uniquement par rejet de l’Islam. Il est donc difficile d’estimer dans quelle mesure il s’agit d’une volonté de redécouvrir les traditions sacrées ancestrales des Iraniens, et dans quelle mesure il s’agit simplement d’une volonté de garder une forme de spiritualité et/ou d’identité, tout en laissant de côté les aspects jugés « contraignants » de l’Islam tel qu’il est imposé actuellement par le gouvernement iranien.

On peut constater que ces problématiques de chiffrage du nombre d’adhérents, de la difficulté à évaluer leurs motivations, et de leur éventuel manque de capacité ou de volonté à intégrer pleinement les traditions religieuses ancestrales, concernent aussi la résurgence des religions ethniques européennes, bien que la situation soit différente à plusieurs niveaux. Par exemple, le projet de recensement païen germano-scandinave de 2013 (Worldwide Heathen Census 2013) avait estimé que, dans le monde, le nombre de personnes se revendiquant comme des païens germano-scandinaves était d’au moins 36 000, dont au moins 200 en France. Il est très probable que le nombre réel ait été plus important, et surtout qu’il ait nettement augmenté en 10 ans. Cependant, le nombre de personnes en France adhérant actuellement à une association païenne germano-scandinave reste inférieur à celui des 96 personnes ayant déclaré en 2013 qu’elles se considéraient comme des païens germano-scandinaves…

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(Re)trouver le sens des rites païens – battle de philo, Varron VS Cicéron !

Un récent article en anglais, « Pensées philosophiques » (sur l’excellent blog « Of Axe and Plough », axé sur le polythéisme anglo-saxon et romain, mais aussi sur des réflexions philosophiques et humaines plus générales à propos du renouveau païen) a attiré mon attention. Ce qui suit n’est pas une traduction à proprement parler, mais plutôt un résumé commenté.

J’avais déjà écrit ici un article tentant de donner une vision panoramique des différentes approches possibles concernant les rites ancestraux dans les traditions religieuses païennes, du traditionalisme strict au « progressisme rituel », sous le titre de « Faut-il (vraiment) changer les rites ?« . Ces différentes approches se rapportaient à la manière dont on pratique les rites, mais ne nous disait rien de la manière dont ils peuvent être conceptualisés et vécus, c’est-à-dire de l’expérience intérieure des pratiquants et de la manière dont ces expériences sont intégrées dans un système de pensée.

Contrairement aux apparences, donc, on peut adopter un traditionalisme rituel très strict tout en étant ouvert à une évolution du sens des pratiques ancestrales qu’on reproduit fidèlement. Un exemple en est par exemple celui de brahmanes hindous traditionalistes qui accomplissent de manière presque inchangée des rites remontant à l’époque védique, donc vieux d’au moins 3000 ans, mais dont l’enseignement philosophique concernant la nature des dieux, le devenir de l’âme humaine après la mort, … est nettement plus récent et plus proche des courants intellectuels dominants de l’hindouïsme contemporain.

Si la question du sens des rites est un sujet particulièrement important (et parfois houleux) au sein des mouvements de renouveau païen européen, ce n’est pas un débat récent, ni réservé aux traditions religieuses dont la transmission a été interrompue par des conversions forcées. Dès le Ier siècle avant (!) l’ère chrétienne, des intellectuels romains se sont préoccupés de l’hésitation (voire de l’indifférence) qui régnait autour de l’origine et de la signification d’un certain nombre de rites religieux très anciens, censés pour certains avoir plus de 600 ans. Leur pratique avait continué, mais les raisons et le contexte de leur mise en place étaient devenus particulièrement flous, avec parfois des opinions tellement divergentes qu’il était clair que certaines d’entre elles étaient de pures devinettes, basées parfois sur des arguments aussi solides que des… jeux de mots.

Des mots en latin, juste parce qu’il faut une image pour que les gens cliquent, désolé (source : image libre de droits du iStock)

Varron (Marcus Terentius Varro, de -116 à -27 de l’ère chrétienne) était un romain de noble famille, qui fit carrière comme homme politique et comme écrivain. Il consacra toute une série de livres, les Antiquitates rerum humanarum et divinarum (« Lois et rites antiques »), à décrire les rites anciens et compiler les différentes théories à leur sujet. Bien qu’influencé par les idées philosophiques des philosophes stoïciens (originaires de Grèce), comme une bonne partie des nobles romains de son époque, Varron attachait beaucoup d’importance à essayer de retrouver, par une méthode qui s’approchait de celles des historiens modernes, le contexte d’établissement des rites, pour en trouver le sens originel.

Cicéron (Marcus Tullius Cicero, de -106 à -43 de l’ère chrétienne), son contemporain, venait des mêmes milieux et a suivi une carrière similaire. Il a laissé de nombreux ouvrages, mais deux en particulier traitent de rites et de théologie : son « Traité sur la divination » (De divinatione) et son « Traité sur la nature des Dieux » (De natura deorum). Dans ce dernier, il fait dialoguer des personnes représentant les différentes écoles philosophiques à la mode dans la haute société romaine de son temps : l’épicurisme (auquel Cicéron est opposé), le stoïcisme (pour lequel il a quelques sympathies, en particulier en matière d’éthique), et l’académisme sceptique (courant duquel il est le plus proche : c’était une évolution de la pensée de Platon qui intégrait beaucoup d’influences de l’école sceptique fondée par Pyrrhon ; l’idée générale était que rien n’est certain, mais qu’il est possible d’avoir des degrés de probabilité plus ou moins grandes sur la véracité d’une affirmation).

Pour Cicéron, la signification véritable des rites n’est pas à chercher dans une reconstruction de ce que les anciens pensaient à ce sujet, mais dans l’usage de la raison, au sein d’une vision du monde venue de l’étranger (ici, la Grèce, récemment conquise par les légions romaines). Il considère que cette recherche du sens profond des rites sacrés n’est pas dirigée vers le passé, mais vers l’avenir, qu’il s’agit d’un savoir à découvrir plutôt qu’à redécouvrir. De même, cette quête n’est pour lui plus limitée à la seule tradition nationale, celle des ancêtres dont on a hérité des rites, mais il estime qu’on peut faire appel à idées extérieures, pour peu qu’elles soient réellement d’une sagesse supérieure et pas seulement attrayantes pour leur côté exotique.

De son point de vue, si les dieux ont inspiré ces rites aux ancêtres des Romains, c’était pour une bonne raison, indispensable à la marche du monde : les Romains ont pour devoir sacré d’accomplir les rites romains, comme les Grecs ont pour devoir sacré d’accomplir les rites grecs. Simplement, le don divin de la raison, dont l’usage peut se perfectionner de génération en génération, est ce qui peut nous permettre, au fil des siècles, de réussir à avoir une meilleure compréhension du sens véritable de ces rites, un sens pleinement connu des dieux mais imparfaitement connu par les premiers humains à qui ils les ont inspirés.

La différence entre ces deux approches, celle de Varron et celle de Cicéron, est importante et saute aux yeux. Elle pourrait, de loin, ressembler aux débats existant actuellement au sein des mouvements de renouveaux païens européens, entre d’un côté les reconstructionnistes qui basent leur démarche sur une étude rigoureuse et méthodique des sources (archéologiques, textuelles, folkloriques, etc) et se concentrent généralement sur une seule tradition ; et de l’autre côté ceux qui font passer la rigueur historique au second plan, et procèdent volontiers de manière éclectique, en piochant ce qui les intéresse dans diverses traditions. Cependant, Varron et Cicéron sont tous les deux conservateurs en matière rituelle. Aucun des deux ne propose de modifier les cérémonies officielles du culte public, ni dans les modalités des sacrifices, ni dans les prières prononcées. Leur divergence porte uniquement sur le sens de ces actes rituels, c’est-à-dire sur le pourquoi et pas sur le comment, sur l’expérience intérieure mais pas sur la liturgie (qui fait, elle, consensus).

Si la démarche « antiquaire » de Varron, d’une manière surprenant pour un païen du Ier siècle avant l’ère chrétienne, est très similaire à ce qu’on trouve chez beaucoup de reconstructionnistes contemporains (encore que les opinions y soient plus variées qu’on pourrait le croire au premier abord), celle de Cicéron ouvre des horizons qui me semblent avoir été peu explorés. Il serait peut-être envisageable, tout en essayant de respecter au plus près ce qu’on peut reconstituer des anciennes cérémonies, de mobiliser des écoles philosophiques modernes et/ou étrangères (je pense en particulier à la très riche philosophie indienne, qui est apparentée et compatible avec nos religions européennes, mais on peut envisager de voir plus loin, par exemple dans les écoles chinoises du taoïsme et du confucianisme), pour ne pas seulement retrouver le sens antique des rites, mais pour trouver enfin leur sens véritable (ou en tout cas essayer de s’en approcher, en toute humilité). A tout le moins, l’idée vaut la peine d’être étudiée, et n’a rien d’une lubie moderne, pas plus que Cicéron n’était un hippie new-ageux.

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Quand le gouvernement irlandais paye des païens pour mettre en musique un mythe

A Chonaire est une composition musicale en gaélique irlandais moderne, qui raconte les événements décrits dans le texte mythologie du Togail Bruidne Dá Derga (Destruction de la Résidence de Dá Derga), c’est-à-dire la mort du Haut-Roi d’Irlande Conaire Mór.

Collaboration entre la musicienne Muireann Nic Amhlaoibh et l’archéologue et folkloriste Billy Mag Fhloinn, tous deux acteurs du projet Pagan Rave qui mêle activités artistiques et néopaganisme irlandais, le projet a été financé par le gouvernement irlandais et par le conseil des Gaeltacht (zones autonomes où le gaélique irlandais est couramment parlé comme langue maternelle).

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Relocaliser la vertu : pour un Grand Recentrement païen

La vertu, pour un païen européen, c’est le fait de tendre en permanence vers l’excellence dans l’accomplissement de ses devoirs moraux. Le but de cet article n’est pas de discuter de la vertu en tant que telle, c’est-à-dire des différents devoirs moraux qui s’appliquent à chacun : d’une part ils varient selon les personnes, d’autre part les avis à ce sujet sont parfois variés. L’idée ici est plutôt d’observer une dérive de l’idée de vertu et de son application, dans un contexte de mondialisation marchande qui s’accompagne d’une monétisation effrénée de l’image des personnes et des marques.

Les traditions païennes européennes insistent sur l’importance des valeurs de solidarité, de générosité, d’hospitalité, valeurs qui sont aujourd’hui particulièrement revendiquées par des groupements politiques dits « de gauche » ; mais nos traditions insistent également tout autant sur l’importance de l’indispensable réciprocité (rendre cadeau pour cadeau mais coup pour coup), de la parenté, de la territorialité, qui sont aujourd’hui essentiellement revendiquées par des groupements politiques dits « de droite ». L’adhésion à certaines idéologies modernes tend donc à occulter tout un pan de notre héritage éthique – l’un ou l’autre selon les cas.

Les textes légaux et éthiques que nous avons conservé sur les mondes celtiques et germano-scandinaves, en particulier le Hávamál (long poème qui contient les conseils de comportement donnés par le dieu Odin), rejoignent en grande partie le discours de nombreux philosophes gréco-romains, en particulier les Stoïciens. L’un d’entre eux, Hiéroclès, nous a laissé un fragment de papyrus qui contient ses Éléments d’éthique. Il y expose un concept désormais connu sous le nom de « cercles de Hiéroclès« , qui explique que notre place dans l’Univers est un point au centre de notre premier cercle, celui de notre foyer familial. Ce premier cercle est englobé par un autre cercle plus vaste, celui de notre famille élargie : grands-parents, oncles et tantes, frères et soeurs dont nous ne partageons pas le toit, cousins, neveux et nièces, etc. Ce cercle familial élargi est compris dans plusieurs autres cercles concentriques qui sont ceux des diverses communautés auxquelles nous appartenons, et dont nous sommes plus ou moins proches et solidaires : amis, voisins, collègues, membres de la même commune, région, nation, civilisation, etc. Les deux derniers cercles, les plus larges, sont ceux de l’humanité en général, puis celui des dieux et de la Nature.

Les cercles de Hiéroclès, réinterprétés par Kai Whiting dans Being Better, chapitre 6 et p. 119-120 (source : Stoa Gallica, association francophone pour un Stoïcisme contemporain)

Ces cercles de Hiéroclès présentent une vision similaire aux conceptions germano-scandinaves, qu’on résume souvent dans les milieux néopaïens par les termes de innangarð (« intérieur », tout ce qui est dans un cercle plus proche de nous) et utangarð (« extérieur », tout ce qui est dans un cercle plus lointain, par exemple un pays étranger par rapport au nôtre, un autre village par rapport au nôtre, la famille voisine par rapport à la nôtre, etc), bien qu’ils n’aient pas tout à fait cet usage historique.

Les néopaïens germano-scandinaves sont parfois plus orientés vers les cercles les plus proches et l’exclusion des cercles les plus lointains. A l’inverse, la doctrine de Hiérioclès, connue sous le nom de cosmopolitisme stoïcien (« kosmopolitês » signifie « citoyen du monde » en grec), est parfois interprétée dans le sens d’un soutien à une forme de gouvernement mondial et/ou d’une volonté de dissolution des communautés nationales. En réalité, les deux traditions se rejoignent lorsqu’elles sont bien comprises. Hiéroclès lui-même a écrit que ce serait « de la folie de vouloir nous lier à ceux qui ne portent aucune affection envers nous, tout en négligeant ceux qui nous sont proches et ceux dont la Nature nous a pourvus ».

Le « citoyen du monde » moderne est incité à déporter toute son attention sur les cercles le plus extérieurs (tout en retirant évidemment « les Dieux » du cercle « les Dieux et la Nature »), au nom de l’antispécisme (traiter les autres espèces animales comme s’il s’agissait d’êtres humains) et de l’antiracisme (traiter les membres d’autres ethnies comme si ils étaient des membres de notre ethnie). Parallèlement, il y a un désintérêt grandissant pour les premiers cercles intermédiaires, ceux qui relient justement le point du « moi » au grand cercle cosmique des Dieux et de la Nature : foyer, famille élargie, communautés, présentés comme des entraves à la liberté individuelle. Ce cosmopolitisme mal compris nourrit la plupart du temps un égocentrisme caché, celui de la valorisation personnelle, en affichant publiquement une vertu factice qui ne coûte rien, puisqu’elle s’accompagne rarement d’actes concrets en-dehors des réseaux (a)sociaux.

Nos traditions ancestrales visent à nous rapprocher du plus grand cercle, celui des Dieux et de la Nature. Elles nous définissent aussi comme des « compatriotes du cosmos » (autre traduction possible de kosmopolitês, tout aussi exacte que « citoyens du monde »), car nous avons notre rôle à jouer dans l’ordre sacré mis en place par les Dieux : c’est même tout le sens de nos rites. La méthode utilisée est cependant tout à fait inverse, car elle est de se concentrer d’abord sur les cercles les plus proches. Il s’agit en quelque sorte d’un Grand Recentrement, d’une relocalisation païenne de la vertu. Tous nos efforts sont d’abord censés tendre vers le fait de traiter les membres de notre foyer comme nous nous traiterions nous-mêmes. Ensuite, et seulement ensuite, quand nous y sommes parvenus, traiter les membres de notre famille éloignée comme nous traitions les membres de notre foyer, puis comme nous-mêmes. L’étape suivante est de procéder ainsi avec le cercle d’après, par exemple celui des amis : les traiter comme s’ils étaient des membres de la famille élargie, puis des membres de notre propre foyer, puis comme nous-mêmes. Traiter les étrangers comme des membres de notre communauté nationale, ou des animaux d’autres espèces comme s’ils étaient humains, n’est donc cohérent qu’après un très long travail, autant dans l’exploration sans concession de notre psychologie intime que dans l’immense tâche sans cesse recommencée qui consiste à retisser des liens sociaux solides et réciproques.

Les défis de notre époque, dont font partie l’effondrement écologique et la disparition des cultures autochtones, sont mondiaux et demanderont probablement une coopération mondiale pour y faire face. Mais cette coopération ne peut avoir lieu sans d’abord rebâtir la structure interne de nos communautés, y compris et surtout en Europe.

(P.S. : Il va sans dire que l’auteur de ces lignes n’a aucunement l’intention de s’ériger en modèle de vertu ; ce sera déjà une grande chose s’il peut être un modèle en matière de recherche de la vertu)

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Faut-il (vraiment) changer les rites ?

On entend souvent, dans les milieux néopaïens, des appels à ne pas célébrer les anciens rites de la manière dont ils étaient célébrés avant leur interdiction. Les termes utilisés sont souvent polémiques voire très dévalorisants : sectarisme, passéisme, archaïsme, vieilleries, inutile, poussiéreux, rétrograde, carnavalesque, absurde, référence au fait de « singer » les anciens, etc. La question ne serait donc pas seulement celle d’une impossibilité pratique (par rapport à la connaissance que nous avons des anciens rites, ou par rapport aux moyens humains et financiers) ou légale (par rapport aux lois en vigueur) : il y aurait, semble t-il, des raisons qui feraient que la modification des rites serait désirable et que leur conservation serait un problème en elle-même.

Les arguments avancés sont divers, mais on peut les regrouper en quelques grandes catégories. D’une part, il y a ceux qui considèrent qu’il est nécessaire « d’améliorer » les rites, parce que les anciens rites seraient imparfaits et que nous aurions à la fois la capacité et le devoir de créer de meilleurs rites : on peut considérer cela comme une sorte de « progressisme rituel ». D’autre part, il y a ceux qui pensent que, même lorsqu’il est possible de pratiquer au plus près les anciens rites, il est forcément souhaitable de les modifier, parce que la société et les conditions de vie ont changé (on ne parle pas là d’impossibilité technique ou légale qui obligeraient à adapter la célébration des rites, mais bien d’une démarche volontaire et consciente d’altérer la célébration des rites, alors même qu’il aurait été possible de les altérer moins ou pas du tout) : on peut considérer cela comme une sorte « d’évolutionnisme rituel ».

Ces deux points de vue invoquent fréquemment une sorte de principe général selon lequel les religions païennes seraient, par essence, vouées à modifier constamment leurs rites. Après plus de 10 années de recherches dans les connaissances actuelles sur les différentes religions païennes indo-européennes connues (en particulier germano-scandinave, celtique, romaine, grecque, iranienne, et indienne, qui englobent l’essentiel des sources connues), je n’ai pas le souvenir d’avoir vu ne serait-ce qu’une seule fois le premier point de vue (« progressisme rituel »), et seulement assez rarement des choses qu’on peut interpréter comme allant dans le sens du second (« évolutionnisme rituel »), et encore sans que ce ne soit forcément évident.

Le plus souvent, dans les diverses sources anciennes et écoles philosophiques païennes, on trouve des positions qu’on peut grouper grossièrement en deux catégories (ce classement est plus grossier que l’autre, parce que comme on trouve là la grande majorité des positions exprimées par des penseurs païens, et donc qu’il y a de nombreuses petites subtilités). La première affirme que les formes rituelles nouvelles sont tendanciellement inférieures aux formes rituelles plus antiques, et qu’il est préférable autant que possible de maintenir voire restaurer ces formes antiques (« traditionalisme rituel »). La deuxième est qu’il est possible que certaines formes nouvelles soient aussi aussi valides que les formes anciennes – mais cette possibilité ne signifie pas que toutes les formes nouvelles le soient, et donc qu’il vaut généralement mieux, dans le doute, limiter les changements (« conservatisme rituel »).

Ni le traditionalisme rituel, ni le conservatisme rituel, ne sont donc « antipaïens » ou « monothéistes ». Ce sont des positions qui étaient majoritaires dans les religions païennes européennes avant la christianisation, et elles sont toujours très bien représentées aujourd’hui dans les religions indo-européennes dont la tradition n’a as été interrompue (zoroastrisme, hindouïsme, bouddhisme). Dans l’hindouïsme, par exemple, certains rituels et éléments de rituels se sont transmis depuis plusieurs millénaires et sont toujours utilisés aujourd’hui, sans modifier les phrases utilisées alors même que le sanskrit a cessé d’être utilisé comme langue du quotidien. Même les groupes religieux qui ne les ont pas conservés les respectent, pour la plupart, comme des trésors vivants dont ils se réjouissent de la survie – bien que la question des sacrifices animaux soit parfois un sujet houleux.

Célébration contemporaine, en Inde, d’un yajña (rituel védique vieux de plusieurs milliers d’années)
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En avel a-benn (Par vent contraire) [Denez PRIGENT]

EN AVEL A-BENN

En avel a-benn ni ‘ziwano,
Ni a gresko, ni a zesko.
En avel a-benn ni a c’hlazo,
Ni a vrousto, ni a vleunio.
En avel a-benn ni ‘weñvo,
Ni ‘zisec’ho ha ni ‘gollo.
En avel a-benn ni ‘ouelo,
N’eus forzh ni ‘gendalc’ho atav !


En avel a-benn ni ‘goshaio,
Ni ‘galedo, ‘n em zifenno.
En avel a-benn ni a frouezho,
C’hoazh hag adarre, diarzav.
En avel a-benn ni ‘hado,
Ni ‘eosto ha ni ‘drec’ho.
En avel a-benn ni ‘gano,
Ha tu an avel ni ‘cheñcho !

(Denez Prigent)

PAR VENT CONTRAIRE

Par vent contraire nous germerons,
Nous croîtrons, nous apprendrons.
Par vent contraire, nous verdirons,
Nous bourgeonnerons, nous fleurirons.
Par vent contraire, nous nous fanerons,
Nous nous dessécherons et nous perdrons.
Par vent contraire nous pleurerons :
Peu importe, nous persévérerons toujours !


Par vent contraire nous vieillirons,
Nous durcirons, nous nous défendrons.
Par vent contraire, nous fructifierons,
Encore et toujours, sans relâche.
Par vent contraire nous sèmerons,
Nous moissonnerons et nous vaincrons.
Par vent contraire nous chanterons,
Et le sens du vent, nous le changerons !

(Denez Prigent)

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Ne mangez que des animaux sacrifiés aux Dieux !

(Ceci est une traduction d’un article paru sur Hellenic Faith, un site internet anglophone consacré à la religion grecque contemporaine dans sa forme basée sur le néoplatonisme de Julien le Philosophe. Le raisonnement et ses conclusions pratiques sont cependant applicables à toutes les religions ethniques européennes : germano-scandinave, celtique, etc).

Le sacrifice d’animaux est souvent considéré comme l’une des pratiques essentielles de l’ancienne religion grecque. Souvent, cette pratique se voit attribuer un rôle central dans la religion, car elle est, au moins en théorie, le premier rituel de la religion grecque antique. Et si l’acte de sacrifice avait encore plus d’importance pour les Grecs ? Walter Burkert nous dit que « la structure fondamentale [du sacrifice animal] est identique et claire : le sacrifice animal est un abattage ritualisé suivi d’un repas de viande » (Burkert 2006, 57). On comprend que l’acte de sacrifice a joué un rôle important dans les habitudes alimentaires helléniques, mais quel était-il exactement ? Dans cet essai, je soutiendrai que le sacrifice jouait un rôle essentiel dans la consommation de viande dans le monde grec antique, la viande étant censée être sacralisée par l’accomplissement du sacrifice avant de devenir consommable. Je vais argumenter en faveur de cela en donnant un aperçu de ce que signifiait le sacrifice d’animaux, en abordant la forme qu’on pense généralement qu’il a pris, et à partir de là, je pourrai répondre aux objections en élargissant la compréhension de ce que le « sacrifice animal » pouvait signifier dans le monde antique. À partir de là, je conclurai ce que ces pratiques alimentaires devraient signifier pour les païens grecs d’aujourd’hui, et comment ces coutumes alimentaires devraient orienter les aspirations de la communauté païenne grecque contemporaine qui se développe aujourd’hui.

Le sacrifice est la source de la viande

Le monde grec était un monde où, dans la plupart des circonstances normales, la viande était impropre à la consommation – à moins que ce ne soit dans les limites d’un contexte sacrificiel. C’est le sujet du livre de Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant La cuisine du sacrifice en pays grec. Ils nous disent que la présence du divin sanctifie la consommation de viande, mais seulement dans la mesure où l’on offre aux Dieux des sacrifices, où l’on offre l’animal au Divin (Detienne & Vernant 1989 : 25). Fondamentalement, le sacrifice est un don aux Dieux, et s’inscrit dans une relation réciproque entre les dieux et les mortels basée sur l’échange de dons (Parker 2011, 137). Le cadeau est celui d’un animal tué pour être mangé (Parker 2011, 136). C’est un acte par lequel quelque chose est mis en possession d’un Dieu, et ainsi sacralisé. Même Robert Parker, un spécialiste de la religion grecque qui est très sceptique à l’idée de l’existence d’une forme de « casher grec », admet qu’il existe des références à la consommation de choses non sacrifiées comme étant un type de comportement sacrilège et barbare, qui est un affront aux Dieux, dans diverses inscriptions et poèmes (Parker 2011, 131-132).

Cette pratique était si importante qu’elle en vint à dominer les préoccupations culinaires des premiers chrétiens, qui considéraient la consommation de viande acquise par cette « boucherie religieuse païenne » comme potentiellement dangereuse sur le plan spirituel, car la viande sacrificielle était fréquemment vendue sur le marché. Ce sujet était si préoccupant pour les anciens chrétiens qu’il est même abordé dans la Bible, dans les écrits de l’apôtre chrétien Paul. Ecrivant à destination des habitants de la cité grecque de Corinthe, Paul écrit « au sujet de la nourriture offerte aux idoles… » (1 Corinthiens 8 :1) et informe les premiers chrétiens du premier siècle qu’ils devraient « manger tout ce qui est vendu sur le marché de la viande sans soulever aucune question sur le terrain de la conscience… Mais si quelqu’un vous dit : « Ceci a été offert en sacrifice », alors ne le mangez pas, à cause de celui qui vous a informé, et pour l’amour de la conscience » (1 Corinthiens 10 :25). Les préoccupations des premiers chrétiens concernant les habitudes alimentaires de leurs voisins nous donnent un aperçu des pratiques alimentaires du monde dans lequel ils vivaient – ​​un monde où la boucherie religieuse faisait partie intégrante de l’ancienne pratique du culte hellénique.

C’est un sacrifice, non ?

Pour développer un argumentaire sur les lois alimentaires religieuses concernant la consommation de viande, nous devons d’abord essayer de comprendre comment est-ce qu’on obtenait de la viande, ce qui signifie apprendre ce qu’était le sacrifice d’animaux dans le monde grec antique, et donner un sens à ce qu’il impliquait. Les spécificités du sacrifice d’un animal variaient considérablement, étant donné que l’ancienne religion hellénique n’avait pas de forme centralisée et était donc locale. Les rites et les pratiques variaient considérablement à travers le monde grec. Cependant, il existait au certain nombre de points communs à toutes ces pratiques :

  1. Le sacrifice a lieu sur un autel, et un animal approprié pour le sacrifice est sélectionné (Petropoulou 2012, 41). Le meilleur est le bœuf, en particulier un taureau (Burkert 2006, 55), mais on sacrifice aussi les moutons, les chèvres, les porcs et la volaille (Burkert 2006, 55).
  2. La victime est ornée d’une guirlande puis escortée en procession jusqu’à l’autel (Petropoulou 2012, 41).
  3. Le prêtre qui supervise le sacrifice lève les mains vers le ciel en position de prière, des prières sont prononcées et des rites de purification (lustration) sont accomplis (Petropoulou 2012, 41).
  4. La mise à mort est accomplie. Si l’animal est grand, il reçoit un coup à la tête avec une hache, pour assommer l’animal, puis l’artère du cou est coupée avec un couteau sacrificiel (Burkert 2006, 56). Si l’animal est petit, il est élevé au-dessus de l’autel et sa tête est tranchée (Burkert 2006, 55). Le sang du sacrifice est recueilli dans un bassine, puis versé sur et autour de l’autel, signe d’une grande piété qui permet de savoir que l’autel est activement utilisé (Burkert 2006, 55).
  5. La victime est écorchée et découpée (Petropoulou 2012, 41) (Burkert 2006, 56). Ses entrailles peuvent être examinées (Petropoulou 2012, 41), et les splanches, organes tels que le cœur et le foie, sont rôtis au feu de l’autel et mangés par les sacrificateurs, tandis que les os et les graisses non comestibles sont brûlés sur le bûcher (Burkert 2006, 56 -57).

Cet acte s’appelle une thysia, et désigne l’effusion de sang sacrificiel sur l’autel et la combustion des os (Detienne & Vernant 1989, 25). Après cela, l’étape suivante est le banquet, une caractéristique fondamentale des sacrifices, même les plus formels. Alors que les dieux recevaient les os et la graisse non comestible, la viande comestible était buillie ou rôtie, pour être mangée par les participants mortels du sacrifice (Burkert 2006, 57). Cela permettait la communion entre le Divin et l’Humain, où les Dieux sont joints aux mortels dans un acte qui les rapproche. Comme l’écrit Fred S. Naiden, « s’il y avait communication par le sacrifice, et donc discours ou pratique, il y avait aussi une communion, une expérience intérieure » (Naiden 2015, 316). Detienne et Vernant tentent de décrire cela en se référant aux récits hésiodiques de l’origine du sacrifice, lorsque les Dieux et les Hommes ont été à la fois nettemnt divisés et hiérarchisés par le premier sacrifice, mais aussi liés et rapprochés. Ils écrivent qu’« en mangeant les morceaux comestibles, les hommes, tout en revigorant leurs forces défaillantes, reconnaissent l’infériorité de leur condition mortelle et confirment leur subordination aux Olympiens » (Detienne & Vernant 1989 : 25). Lors du banquet sacrificiel, il était interdit de retirer de la viande du lieu sacré (Burkert 2006, 57). Cependant, si le festin rituel se terminait et qu’il restait une abondance de viande sacrificielle, on sait qu’elle était ensuite vendue sur le marché, probablement pour éviter le gaspillage (Parker 2011, 158).

Le sacrifice : plus qu’un autel ensanglanté

Cependant, étant donné que le sacrifice d’animaux était censé être la principale source de nourriture pour les Grecs de l’Antiquité, le format rituel de la thysia civique, bien décrit dans les textes, était-il la seule manière de sacrifier des animaux ? La question même est invoquée par Naiden, qui s’oppose à l’idée que les sacrifices d’animaux dans leur ensemble étaient le seul moyen par lequel les Grecs obtenaient leur viande, écrivant que l’affirmation selon laquelle «tout le bœuf, le mouton et le porc provenaient d’animaux sacrificiels. . . [est] une vue qui va trop loin », car selon lui ces sacrifices formels à l’autel ne pouvaient pas nourrir des corps de citoyens comprenant des dizaines de milliers voire des centaines de milliers de personnes (Naiden 2015, 34). Cependant, comme le souligne JCB Lowe, la plupart de la viande du monde antique provenait probablement de sacrifices, car la viande était consommée de manière très économe (Lowe 1985, 73). Après tout, le bétail était autant une monnaie dans le monde antique qu’un stockage de la richesse, et consommer régulièrement de la viande aurait été une lourde dépense, inatteignable pour la plupart des gens. Comme l’écrit Parker, « il y a donc dans le meurtre sacrificiel un élément qui consiste à abandonner une richesse » (Parker 2011, 137). Mais plus important encore, cela remet en question s’il peut y avoir eu une plus grande diversité de compréhension de ce qui comptait comme un sacrifice dans le monde grec antique. Dans une certaine mesure, je suis d’accord avec l’évaluation de Naiden selon laquelle le modèle de sacrifice hautement idéalisé, où le sang est versé à l’autel, n’était pas capable de nourrir chaque personne dans une ville. Dans une religion décentralisée, il va de soi que le sacrifice peut prendre de nombreuses formes et tailles, et il est probable que le modèle idéal de sacrifice que détaillé ci-dessus n’était pas le seul modèle de sacrifice dans l’esprit des Grecs. C’est probablement ce à quoi fait allusion la lex sacra, une inscription mise en place par un culte orphique, qui incite les acolytes à s’abstenir des paradoxaux « sacrifices sans sacrifice » (Hellholm & Sänger 2018, 1770), c’est-à-dire de viande sacrifiée autrement que lors des grands rites.

Mosaïque de chasse au cerf de Pella, Grèce

Lowe et Parker affirment tous deux que certains animaux étaient mangés sans être sacrifiés, parce que des animaux étaient tués à la chasse plutôt que lors d’un rituel formel à l’autel. Parker met particulièrement l’accent sur ce fait dans sa lutte contre l’idée que toute la viande doit provenir du sacrifice avant la consommation, jugeant l’affirmation « extrême » et affirmant qu’elle peut être réfutée en soulignant comment « les Grecs mangeaient du gibier tué sans aucune procédure spéciale » (Parker 2011, 131). Mais les arguments de Parker sont relativement faibles, car il part de l’hypothèse de base selon laquelle le rituel hautement cérémoniel d’épandage du sang autour de l’autel était le seul paradigme de sacrifice dans le monde grec antique. Lowe et Parker oublient à quel point il était important pour les chasseurs de faire des vœux aux dieux avant leurs chasses, et les dieux sont souvent décrits comme jouant un rôle important dans la préparation d’une chasse, comme le Xénophon dans sa Cynégétique :

Que le chasseur aille au terrain de chasse en simple habit léger et chaussures, tenant un bâton à la main, et que le garde-filet le suive. Qu’ils gardent le silence en s’approchant du terrain, afin que, au cas où le lièvre serait proche, il ne puisse pas s’éloigner en entendant des voix. […] Après avoir fait un vœu à Apollon et Artémis la chasseresse [gr. Agrotera] pour leur donner une part du butin, qu’il lâche un chien, le plus habile à suivre une piste, au lever du soleil en hiver, avant l’aube en été, et quelque temps entre les autres saisons.

Xénophon, Cynégétique. 6.11-14

En bref, ce que l’on voit ici, c’est que les Dieux font toujours partie intégrante du métier du chasseur, et que la mise à mort du gibier par le chasseur est légitimée par le sacrifice d’autres animaux. Ces récits se poursuivent des siècles après Xénophon et peuvent être trouvés dans les travaux d’Arrianos de Nicomédie (parfois appelés le « jeune » ou le « deuxième » Xénophon). Dans son propre Cynegeticus intitulé de la même manière, Arrianos nous parle du rôle critique que les Dieux sont censés jouer dans la chasse : même le plus habile des chasseurs, s’il ne fait pas vœu aux Dieux, peut souffrir de ne pas pouvoir trouver de gibier :

Teucer, dit-il [Homère], le meilleur archer des Grecs, dans le concours d’archerie, ne frappa que la corde et la coupa en deux, parce qu’il n’avait fait aucun vœu à Apollon ; mais ce Merion, qui n’était pas du tout un archer, en invoquant Apollon, frappa l’oiseau.

Arrianos, Cynégétique. 32-36

Non seulement les Dieux sont invoqués par les chasseurs, recevant une part du gibier et des sacrifices en échange du gibier, mais nous voyons dans le récit d’Arrianos que ne pas offrir de vœux aux Dieux en partant chasser était synonyme de ne pas trouver de gibier du tout. Alors en quoi la chasse n’est-elle pas une forme potentielle de sacrifice dans le paradigme grec ? Nous pourrions étendre cela à la viande d’animaux domestiques qui n’ont pas subi une procession sacrificielle typique. Par exemple, au début de son livre Smoke Signals for the Gods: Ancient Greek Sacrifice from the Archaic through Roman Periods, Naiden s’oppose au fait que toute la viande provenait de sacrifices en affirmant que le porc servi dans les repas collectifs spartiates ne provenait pas d’animaux sacrifiés (Naiden 2015, 34), mais admet plus tard que « les repas spartiates n’étaient pas laïques. Lorsque le boucher [mageiros] tuait ses porcs, il disait peut-être une prière sur eux » (Naiden 2015, 257). Mais en réprimandant Detienne et Vernant, Naiden lui-même écrit qu’ils « supposent que le sacrifice est un rituel, mais l’adorateur le concevait comme un épisode d’une relation avec un dieu » (Naiden 2015, 320). Alors pourquoi les bouchers ne seraient-ils pas placés en relation avec un Dieu quand ils prient avant de tuer un animal ? Naiden n’aborde en aucun cas cette incohérence, à part en affirmant que ces mises à mort n’ont pas eu lieu sur un autel, et que c’est ainsi que ses adversaires Detienne et Vernant définissent le sacrifice animal. Mais alors pourquoi devrions-nous supposer que, juste parce qu’un animal n’a pas été abattu sur un autel, il n’a pas été sacrifié ? La boucherie antique est une institution où le boucher était compétent en matières religieuses, comme les prêtres ou les chasseurs, s’il invoquait les dieux en les priant au moment de la mise à mort. En fait, la description de Lowe du fonctionnement des bouchers brosse un tableau plus détaillé, auquel Naiden aurait du mal à s’opposer, les bouchers détenant une combinaison de fonctions culinaires et rituelles, leur rôle étant celui d’un sacrificateur professionnel, compétent à la fois en boucherie, en cuisine et en abattage rituel (Lowe 1985, 73). Ainsi, on peut comprendre que la consommation de viande avait une signification religieuse pour les anciens Grecs (Lowe 1985,72).

Conclusion

En conclusion, il est juste de conclure que dans la religion grecque, il faut idéalement acquérir toute viande par une sorte de boucherie religieuse. Le sacrifice était la façon dont les anciens obtenaient et consommaient la viande. Cependant, il est important de garder à l’esprit ce que signifie le sacrifice. Tous les arguments avancés par Naiden et Parker, qui s’opposent au sacrifice animal comme mode fondamental d’acquisition de la viande par les Grecs, sont formulés comme des réponses directes aux travaux de Detienne et Vernant. Cependant, plutôt que de contester l’affirmation de Detienne et Vernant selon laquelle le sacrifice d’animaux dans le monde grec antique était uniquement synonyme de thysia (qu’ils définissent comme l’abattage d’un animal sur un autel et la combustion de ses os), Naiden et Parker ont affirmé que, puisque toute la viande ne provenait pas d’une thysia, alors toute la viande ne provenait pas d’un sacrifice. Les preuves montrent, cependant, que le fait d’obtenir de la viande à partir d’un animal était toujours associé au don de la vie de l’animal aux Dieux, d’une manière ou d’une autre… Ce qui est une caractéristique fondamentale de la notion de sacrifice (Parker 2011, 136).

Compte tenu de ces informations, ceux qui pratiquent la religion grecque aujourd’hui devraient se préoccuper de la provenance de leur viande. Il est important de se méfier des miasmes rituels provenant de la viande non-sacrifiée, en particulier dans la viande qui vient de l’industrie agro-alimentaire. De plus, il est essentiel que les communautés qui en ont les moyens s’efforcent d’ouvrir des boucheries religieuses pour permettre la pratique des traditions rituelles grecques concernant l’alimentation.

Bibliographie

Arrien. Arrian on Coursing: The Cynegeticus of the Younger Xenophon, Traduit du grec, avec des annotations classiques et pratiques, et une brève esquisse de la vie et des écrits de l’auteur. À laquelle est ajoutée une annexe, contenant un compte des Canes Venatici de l’Antiquité classique . Traduit par William Dansey. Londres : J. Bohn, 1831.

Brettler, Marc Zvi, Carol A. Newsom et Pheme Perkins. La nouvelle version standard révisée . New York : Oxford University Press, 2018.

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Detienne, Marcel et Jean Pierre Vernant. La cuisine du sacrifice en pays grec . Chicago : University of Chicago Press, 1989.

Eidinow, Esther, Julia Kindt et Robin Osborne. Théologies de la religion grecque antique . Cambridge : Cambridge University Press, 2020.

Hellholm, David et Dieter Sänger. L’Eucharistie, ses origines et ses contextes : repas sacré, repas communautaire, communion à table dans l’Antiquité tardive, judaïsme primitif et christianisme primitif . Mohr Siebeck, 2018.

Kleijwegt, Marc. Haricots, bains et barbier… Une loi sacrée de Thuburbos Maius. Dans : Antiquités africaines , 30,1994. p. 209-220.

Lowe, JCB « Cuisine à Plaute. » Antiquité classique 4, no. 1 (1985) : 72-102. Consulté le 3 avril 2021. http://www.jstor.org/stable/25010825 .

Naiden, FS, Signaux de fumée pour les dieux : sacrifice grec ancien de l’archaïque à l’époque romaine . Erscheinungsort Nicht Ermittelbar : Oxford University Press, 2015.

Parker, Robert. Sur la religion grecque . Ithaque : Cornell University Press, 2011.

Petropoulou, MZ Sacrifice animal dans la religion grecque antique, le judaïsme et le christianisme, 100 avant JC à 200 après JC . Oxford : Oxford University Press, 2012.

Xénophon. Xénophon en sept volumes, 7 . CE Marchant, GW Bowersock, tr. Constitution des Athéniens. Harvard University Press, Cambridge, MA; William Heinemann, Ltd., Londres. 1925.

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Gérer une maison hantée selon Athénodore de Tarse

Athénodore de Tarse (aussi nommé Athénodore le Cananite) était un philosophe grec païen de l’école stoïcienne qui a vécu au Ier siècle de l’ère chrétienne. Il est entres autres connu pour avoir enseigné la philosophie à Octavien (fils adoptif de Jules César, qui devint le premier empereur romain). Il lui avait appris à réciter l’alphabet en entier avant toute réaction de colère, pour se laisser le temps de voir si c’était vraiment une bonne idée de s’énerver ou s’il valait mieux garder son calme. On raconte aussi que, Octavien ayant l’habitude de faire venir secrètement de jeunes femmes dans ses appartements, Athénodore se fit passer pour l’une d’elles et lui expliqua que n’importe qui de mal intentionné pouvait en profiter pour s’introduire chez lui.

Alors qu’Athénodore rassemblait peu à peu des économies pour envisager d’acheter une maison, il en trouva une à vendre qui était très en-dessous des prix habituels et qui était donc dans ses moyens. La raison était simple : elle était hantée, c’est pourquoi le propriétaire voulait s’en débarrasser… mais personne n’en voulait ! Athénodore l’acheta sans hésiter et y emménagea. Y avant amené ses quelques affaires dans la journée (il ne possédait pas grand-chose), il passa la soirée à réfléchir et à écrire, faisant son oeuvre de philosophe. C’est alors que le fantôme apparut, agitant lourdement des chaînes et poussant de grands cris en s’approchant de lui (en tout cas, c’est ce que nous dit Pline le Jeune dans ses Lettres, XXVII, « de Pline à Sura »).

Que fit Athénodore ? Sans lever le nez de son travail, il dit simplement au fantôme qu’il l’avait entendu, mais qu’il était présentement occupé à son devoir de philosophe. Cependant, dès qu’il aurait fini, il lui accorderait bien entendu toute son attention à ce fantôme qui semblait en grande détresse. Et le fantôme… attendit.

Une fois l’heure de travail terminée, Athénodore se leva et s’approcha du fantôme, qui tourna les talons et se dirigea vers la sortie de la maison. L’apparition finit par s’arrêter dehors à un endroit donné, ne bougea plus, et finit par disparaître. Notre philosophe lui souhaita bonne nuit, marqua l’endroit avec un bâton, et alla se mettre tranquillement au lit.

Le lendemain matin, Athénodore retourna à l’endroit marqué par le bâton, et, ne voyant rien de spécial, emprunta une pelle à un ami et creusa. Il trouva à cet endroit un squelette enchaîné, qui avait été caché là. Puisant dans ses économies (il lui restait un peu d’argent, grâce au bas prix de la maison hantée), il fit organiser une cérémonie funéraire simple et sobre mais correcte, lors de laquelle les rites traditionnels furent accomplis et permirent au malheureux de gagner l’autre monde. Plus aucun phénomène étrange ne se produisit dans cette maison.

On raconte aussi que, pour sa grande sagesse, ayant participé au renversement d’un gouvernement corrompu, Athénodore de Tarse fut honoré dans sa ville natale par ses concitoyens reconnaissants, lors d’un rite annuel qui dura jusqu’à l’interdiction du paganisme dans l’empire romain.

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