Les néopaïens occidentaux ont des opinions variées concernant le Divin, et plus spécifiquement concernant les divinités du ou des panthéons dont ils se revendiquent. Les deux opinions les plus courantes sont les suivantes :
A) « Les divinités sont des archétypes, des symboles, des métaphores, … mais n’existent pas réellement ». La conclusion la plus courante est qu’il n’est pas utile de pratiquer les rites qui les honorent ; mais certains le font pour des raisons esthétiques, psychologiques, sociales, politiques, etc. C’est ce qu’on peut nommer la position « athéiste ».
B) « Les divinités existent vraiment et sont complètement distinctes les unes des autres ; d’ailleurs il est irrespectueux de les confondre ». La conclusion la plus courante est qu’il est utile de les honorer, en prenant bien garde à ne pas honorer en même temps Apollon et Belenos ou Hercules et Thorr. C’est ce qu’on peut nommer la position « théiste ».
Les « athéiste » ont tendance à considérer les théistes comme des chrétiens et/ou des idiots ; les « théistes » ont tendance à considérer les athéistes comme des poseurs qui veulent juste se donner un style. Les agnostiques n’ont généralement pas d’avis, donc pas grand-chose à dire. Toute tentative de débat tourne soit (au mieux) à la simple répétition d’opinons et d’arguments bien connus qui ne font pas avancer la question, soit (au pire) aux généralisations et aux insultes.
N’y aurait-il pas des issues plus enrichissantes à cette question ? La philosophie païenne hindoue, qui a été mise très tôt par écrit et qui a continué à évoluer de manière ininterrompue jusqu’à aujourd’hui, a l’avantage d’avoir des racines communes avec les traditions païennes européennes. Elle comporte six principales écoles philosophiques dites « orthodoxes » (âstika, c’est-à-dire basées sur les hymnes rituels des Védas, la plus ancienne tradition sacrée indo-européenne parvenue jusqu’à nous). Les brahmanes, c’est-à-dire les sages de la Tradition hindoue, peuvent donc enseigner des opinions différentes et célébrer les rites ancestraux ensemble. C’est parce que les religions païennes ne sont pas basées sur l’orthodoxie (« la bonne croyance ») mais sur l’orthopraxie (« les bonnes pratiques »). Mais voyons donc voir un peu plus en détail les différentes opinions des brahmanes traditionnels…

L’école Nyâya (qu’on peut traduire par « logique », application de règles de raisonnement) : la connaissance provient de la perception, du raisonnement logique, du raisonnement par comparaison, et des sages de la Tradition. Le cosmos peut se comprendre en faisant usage de son intellect. L’existence des dieux est une des hypothèses pour expliquer le fonctionnement du cosmos, mais elle n’est pas indispensable. Les rites traditionnels sont donc conseillés, mais pas indispensables.
L’école Vaisheshika (qu’on peut traduire par l’étude des « particularités » de chaque objet perceptible) : la connaissance provient uniquement de la perception et du raisonnement logique. Le cosmos est constitué de particules microscopiques indivisibles (les atomes). Les dieux, s’ils existent, sont donc aussi constitués d’atomes. Les rites traditionnels sont donc facultatifs, et leur utilité ne peut être prouvée que par l’observation ou le raisonnement.
L’école Sâmkhya (qu’on peut traduire par « l’énumération » des composantes du cosmos) : la connaissance provient de la perception, du raisonnement logique, et des sages de la Tradition. Le karma [qu’on pourrait très grossièrement traduire par « destin »] est le principe de fonctionnement du cosmos ; mais l’existence des dieux, elle, n’est pas prouvée. Les rites traditionnels sont donc nécessaires et utiles, sauf cela est contredit par l’observation ou le raisonnement.
L’école Yoga (qu’on peut traduire par « l’union » du corps et de l’esprit) : la connaissance provient de la perception, du raisonnement logique, et des sages de la Tradition. Une grande importance est accordée à la pratique de l’éthique quotidienne et des exercices spirituels. Le Divin est la part suprême, inchangée, immatérielle de chacun d’entre nous. Les rites traditionnels sont donc nécessaires et utiles, sauf si ils sont contredits par l’observation ou le raisonnement ; et nos expériences spirituelles personnelles sont plus importantes que la tradition [Note : « le yoga » pratiqué en Occident est une version restreinte, simplifiée, et désacralisée du hatha yoga, qui lui-même n’est qu’une des sous-écoles de la philosophie Yoga].
L’école Mîmâmsâ (qu’on peut traduire par « l’interprétation » de la Tradition) : la connaissance provient de la perception, du raisonnement logique, du raisonnement par comparaison, des hypothèses provisoires, et des sages de la Tradition. Sa particularité est d’exiger un grand nombre de preuves différentes pour valider définitivement une affirmation. Pour être acceptée en tant que vérité, il faut qu’une opinion soit à la fois 1) vérifiable par nos sensations, 2) impossible à réfuter logiquement, et 3) cohérente avec toutes les autres vérités. Comme il extrêmement difficile de prouver quelque chose, la Tradition fait office de repère provisoire, car elle a prouvé sa viabilité par l’épreuve du temps. En ce qui concerne les dieux, les mythes donnent des réponses incomplètes, métaphoriques et parfois contradictoires sur leur nature ; mais toutes les traditions insistent sur l’importance de les honorer selon les rituels ancestraux. Il n’y a donc pas de vérité prouvée sur les dieux, mais il est de la plus haute importance de les honorer selon les rites les plus antiques possibles, car c’est ce qui maintient l’harmonie du cosmos, de la société, et de chaque personne humaine.
L’école Vedanta (qu’on peut traduire par « le dépassement de la Tradition ») : pour certaines variantes (les variantes dualistes), la connaissance provient en premier lieu des sages de la Tradition, puis de la perception, et enfin du raisonnement logique. Pour la variante non-dualiste (Advaita Vedanta, la plus courante), la connaissance provient de la perception, du raisonnement logique, des sages de la Tradition, des comparaisons, des hypothèses provisoires, et enfin de l’absence de perception. Il existe de nombreuses variantes du Vedanta, mais toutes considèrent que le Divin est la cause du cosmos. Les divergences concernent le fait de savoir si le Divin et le cosmos sont une seule et même chose (non-dualisme, aussi nommé monisme) ou deux choses différentes (dualisme). Dans les courants non-dualistes, les divinités ne sont pas – ou pas totalement – distinctes les unes des autres, mais les humains non plus… Tout comme, dans la plupart des écoles bouddhistes, les divinités n’existent pas réellement, mais les humains non plus. L’opinion du Vedanta concernant les rites est variable : pour les dualistes, les rites traditionnels sont utiles s’ils sont pratiqués avec dévotion, car ils nous rapprochent du Divin. Pour les non-dualistes, les rites traditionnels sont nécessaires à l’harmonie de toute société humaine, utiles à tous ceux qui n’ont pas pleinement réalisé leur unité avec le cosmos, et ne deviennent facultatifs que pour une infime minorité d’éveillés spirituels.
Naturellement, toutes ces opinions ne seront jamais exprimées ou prises en compte tant que nous resterons dans un débat limité aux idéologies abrahamiques : le judaïsme, le christianisme, l’Islam, mais aussi les laïcismes post-chrétiens (le libéralisme des Lumières, l’athéisme marxiste, et le néopaganisme occidental).
Si nous voulons réellement avoir une attitude païenne, c’est-à-dire qui ne soit pas limitée par les idéologies abrahamiques, il nous faut donc à la fois revenir aux sources de nos traditions ET nous inspirer des traditions païennes ininterrompues qui existent encore de par le monde. En ayant pleinement conscience que les laïcismes post-chrétiens ne sont qu’une autre forme d’idéologie abrahamique, pas un antidote.
Très intéressant. Je suis surpris (sans jugement) de l’absence des notions de pan(en)théisme, c’est très curieux, depuis une perspective nord-atlantique contemporaine. De plus, la question de l’orthopraxie est importante, en effet, et cela renvoie de proche en proche à la sorcellerie (de façon dégénérée ou déconnectée, selon certains, alors qu’on peut envisager un lien justement de proche en proche, ce qui est mon cas). Enfin, j’ai une sensibilité échappant à la dichotomie présentée d’emblée, sans parler des agnostiques, ainsi que des écoles indiennes (encore qu’on soit d’accord sur la valeur de la pensée, dans la démarche spirituelle, en général). Ma sensibilité vient notoirement des difficultés à étudier les anciens dieux sans remarquer des croisements d’attributions, qui pourraient même être anciens, en plus des téléscopages pratiqués par des auteurs contemporains. Ni « polythéiste distinctif » ni « pan(en)théiste » ni « athéiste » (encore que les « athéistes » témoignent bien psychologiquement de sentiments qui peuvent être partagés par les autres) il y a « polythéisme – disons – abductif » https://fr.wikipedia.org/wiki/Abduction_(logique) sans que ces abductions ne concerne que les causes. Mais dans l’ensemble, je n’ai pas envie de trouver de raison et me rend à la présence. Cordialement
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Je te réponds longtemps après. S’il faut formuler en termes occidentaux modernes les positions admises par les différentes sous-écoles, cela donnerait à peu près cela :
Nyâya : monothéisme, ou agnosticisme, ou athéisme
Vaisheshika : athéisme ou polythéisme
Sâmkhya : athéisme ou agnosticisme ou polythéisme
Yoga : monothéisme
Mîmâmsâ : agnosticisme ou polythéisme
Vedanta : monothéisme (version dualiste dite « Dvaita Vedanta »), ou panthéiste (version non-dualiste dite « Advaita Vedanta »), ou panenthéiste (version non-dualiste-avec-spécificités dite « Vishishtadvaita Vedanta » et version dualiste-dans-la-non-dualité dite « Dvaitadvaita Vedanta »).
Si on utilise l’outil extrêmement inadéquat des « pourcentages », cela donnerait :
Athéisme : 20%
Agnosticisme : 20%
Monothéisme : 26%
Panenthéisme : 8%
Panthéisme : 4%
Polythéisme : 22%
(pour comparaison, aujourd’hui les deux écoles philosophiques hindoues les plus répandues sont l’Advaita Vedanta et le Dvaita Vedanta, suivies par le Yoga et les autres formes de Vedanta. Ce sont donc surtout le panthéisme et le monothéisme qui sont les positions les plus courantes, en tout cas chez les penseurs).
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Merci, mais j’ai du mal à te suivre. Pour s’en tenir à la Nyâya, je ne comprends pas ton relai avec le monothéisme. Cela vaut pour les autres. Merci d’avance
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C’est tout simplement que certains maîtres de l’école Nyâya étaient « monothéistes », c’est-à-dire qu’ils considéraient que tout phénomène a une cause, et qu’en remontant assez loin on arrive à une cause dépourvue de cause (ou qui est sa propre cause), ce qu’ils nomment Îshvara, « celui qui est capable de choisir » ou « le maître de l’excellence ». C’est un concept assez proche de l’Un platonicien.
La philosophie Yoga est également « monothéiste », dans le sens où le but de cette école est que la conscience qui est en chacun de nous (purusha) redevienne totalement autonome par rapport à la matière (prakriti). Pour cela le dernier stade est la contemplation de la conscience qui n’a jamais été liée à la matière, c’est-à-dire Îshvara.
Le Dvaita Vedanta est également « monothéiste » (cette fois avec vraiment très peu ou pas de guillemets) : Îshvara est le grand dieu Vishnu, qui prend des formes multiples (avatâra). Il est la cause consciente et agissante de la matière, des âmes animales, des âmes humaines, et des âmes divines. Cette école est entres autres à l’origine de l’International Society for Krishna CONsciousness (ISKCON), dite « mouvement Hare Krishna » d’après le mantra qu’elle utilise.
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Ah d’accord, merci pour ces clarifications. Ce n’est pas ce que j’aurais appelé monothéiste, dans la mesure où le monothéisme me semble impliquer une transcendance absolue mais mystérieusement révélée, depuis le judaïsme.
Au-delà, dans la mesure où les philosophes indo-européens ont raisonné comme tu dis, peut-être faudrait-il parler de « monothéisme indo-européen », rapport à un « monothéisme abrahamique ».
Toutefois, pour éviter les confusions, et dans la mesure où la notion du dieu n’est pas nécessaire côté indo-européen, je privilégierais la notion d’ultimisme causal, ou bien peut-être de métadéterminisme, plutôt.
Métadéterminisme véhicule tout ce dont tu as parlé dans l’idée : la tentative philosophique de dépasser les déterminations à remonter comme les saumons (et j’utilise cette image à dessein) vers la détermination des détermination.
A supposer seulement qu’une telle conscience a bien l’effet de détachement escompté ! et ne fasse en fait pas partie des conséquences originales d’un tel métadéterminisme ! … ce que ne semblent pas envisager les Indiens à ma connaissance.
On le devine, je suis fataliste, à condition de ne pas confondre le fatalisme ni avec le défaitisme, ni avec le présupposé métadéterministe d’y pouvoir échapper.
Mais alors, quand les Indo-Européens parlent du dieu dans leur métadéterminisme, on peut qualifier ce métadéterminisme de théiste ou théologique … et c’est après toutes ces réflexions, que je me souviens de la notion, déjà connue, de déisme.
Au plus direct, c’est elle, que je conseille d’employer, bien qu’elle soit d’héritage des Lumières voire franc-maçon (Voltaire l’emploie). Après tout les Francs-Maçons ne s’inspirent pas de rien ni de nullités historiques non plus.
Métadéterminisme, toutefois, n’est pas employé à ce que je sache encore dans le champ épistémologique (on le retrouve à peine évoqué çà et là sur des forums internautiques). Ce serait une bonne façon de distinction socioculturelle, d’avec le monothéisme abrahamique de transcendance absolue mais mystérieusement révélée depuis le judaïsme.
La tradition monothéiste n’aura fait que s’amalgamer avec l’indo-européenne – et ainsi de suite de toutes les notions employées, bien qu’elles aient leur intérêt ethnocentrique, en premier pas de compréhension.
Bien à toi
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J’ai en effet failli utiliser la notion de « déisme », mais elle est en effet très liée au XIXe siècle européen et surtout ses définitions sont variables :
* « Doctrine selon laquelle la raison peut accéder à la connaissance de l’existence de Dieu mais ne peut déterminer ses attributs » selon le dictionnaire de l’Académie française ;
* « Position philosophique de ceux qui admettent l’existence d’une divinité, sans accepter de religion » selon le Petit Robert ;
* « Doctrine religieuse qui rejette toute révélation et ne croit qu’à l’existence d’un Dieu comme cause du monde et à la religion naturelle » selon le Larousse.
J’ai donc eu quelques réticences à utiliser un terme qui a trois définitions différentes, qui ne conviennent pas vraiment.
Le terme de « monothéisme » est aussi utilisé pour le zoroastrisme (évolution du paganisme iranien), donc ça me semble assez bien convenir. Îshvara est bien conceptualisé comme transcendant et révélé dans les écoles Nyâya, Yoga et Dvaita Vedanta (encore qu’il s’incarne à l’occasion : comme le Dieu chrétien d’ailleurs, d’où le fait que certains voient Yeshoua ben Yosef comme un avatâr de Vishnu).
Après, les mots sont des mots, et on peut bien remplacer « monothéismes indo-européens » par autre chose, mais je ne suis pas certain qu’on soit gagnant. En fait, je crois que le principal obstacle à l’usage de ce terme est le fait que les néopaïens ont pris l’habitude de parler des religions abrahamiques comme étant « les monothéismes » (ou « le monothéisme »), comme si ce qui faisait leur spécificité n’était qu’une question d’arithmétique.
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Oui, les mots sont des mots. Oui, des habitudes sont prises. Il y a un besoin de clarification relatif. Pour ma part, je ne suis pas mécontent de l’idée métadéterministe, mais elle a aussi le défaut de la méconnaissance. Qu’importe.
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