Comme nous avons pu le voir, une religion traditionnelle est l’ensemble des informations et des pratiques, partagées au sein d’un groupe déterminé et transmises de génération en génération, qui mettent en lien avec une réalité supérieure par le biais d’arts ou de sciences. De quelle « réalité supérieure » s’agit-il donc ? Il n’est pas ici question de faire des généralités sur les croyances (le « contenu » des religions traditionnelles), mais d’essayer de comprendre la nature des ces différentes relations, de comprendre de quel type de relation il s’agit, c’est-à-dire d’élaborer un modèle théorique. Ce modèle ne se veut évidemment pas être une sorte de manuel religieux à imposer à des communautés déjà existantes (ou même en formation), mais simplement une esquisse qui permette de mieux comprendre le sujet quand on a jamais été en présence d’une religion traditionnelle réellement pratiquée. Vouloir étudier cela en s’enfermant dans les carcans scientifiques occidentaux serait contre-productif : la carte n’est pas le territoire, etc. Une religion traditionnelle est quelque chose de vivant, c’est-à-dire unique, extrêmement complexe, à la fois changeant et souvent très conservateur, faisant appel à des symboles et à des émotions. Ces précautions prises, on peut avancer l’idée que, dans l’ensemble, et de la même manière que les traditions sont constituées de trois composantes (les arts, rites et savoirs traditionnels), les religions traditionnelles comportent trois types de relations : le lien du sol, le lien du sang, le lien de la pensée.
Tout d’abord, le lien au sol est primordial : les religions traditionnelles s’ancrent systématiquement dans leur espace, qu’elles structurent mentalement par la localisation des différents cultes. Ensuite, à cause de l’aspect intergénérationnel qui est présent par définition, les liens de sang occupent une place plus ou moins grande, dont la forme la plus courante est le culte des ancêtres, qu’on retrouve aussi bien en Extrême-Orient que chez les tribus subsahariennes. Enfin vient le lien de la culture, de la pensée, celui qui est le fondement des religions non-traditionnelles, détachées de leur terroir d’origine et faisant de la « communauté des croyants » la famille suprême. Cela ne signifie pas pour autant que ce lien soit absent des religions traditionnelles, où les éléments culturels, les rites de passage, la vision du monde commune, structurent la collectivité et influent fortement sur la manière dont se réalisent les autres liens.
Ces trois types de liens, ceux de la terre, de la lignée, et de la pensée, sont propres à chacun des « groupes déterminés » possédant sa religion traditionnelle. Ils relient avant tout les membres de la communauté en question à leur terre, leur lignée, leur pensée. On peut dire d’une certaine manière, en prenant beaucoup de recul, qu’il s’agit à chaque fois d’une manière d’honorer la Terre, l’Humanité (ou la Vie, après tout) et la Pensée. Cependant, en matière d’étude des religions traditionnelles, le recul n’est pas une fin en soi, car les abstractions, à grands renforts de majuscules et d’unicité, tendent à brouiller l’observation plutôt qu’à l’améliorer. Si ce type de démarche peut être utile pour dégager certains motifs répétés, et c’est d’ailleurs de cette manière qu’est construit cet essai, il faut garder en tête que chaque société traditionnelle est avant tout son propre référentiel malgré les similitudes. A l’inverse, finalement, des religions abrahamiques, qui derrière leurs différences conservent une vision du monde assez homogène.
Rendu ainsi au moment de tracer les grandes lignes directrices du modèle, il serait tentant de hiérarchiser ces trois liens, par exemple selon l’importance qu’ils prendraient. Après tout, comme nous l’avons vu, la « pensée commune » est le facteur le moins souvent mis en avant par les religions traditionnelles, et le placer en dernière position, entièrement subordonné aux autres, serait très tentant parce qu’il renforcerait l’opposition entre les religions traditionnelles et les autres. Le culte des ancêtres, quant à lui, peut être plus ou moins discret selon les groupes, et se satisferait donc de la place intermédiaire. Quant au lien du terroir, qui en plus a le mérite de fleurer bon l’écologie, le mythe du noble sauvage et le retour à la nature, quoi de mieux que de le placer au pinacle, le brandissant comme un étendard des « religions de la Nature » et autres « earth-based spiritualities » ? Cela permettrait en plus de faire entrer par effraction une bonne partie des mouvements New Age dans les religions traditionnelles, le reste devenant des points de détail aisément laissés de côté dans cette grande union mystique. Hélas, comme vu précédemment, prendre de la hauteur quand on étudie les religions traditionnelles revient un peu à dézoomer quand on regarde une fourmi. Certes, cela permet de comprendre comment elle interagit avec son environnement, s’intègre dans la fourmilière, mais en attendant cela rend son anatomie inobservable et son schéma d’autant plus approximatif. Dans le modèle présenté ici, il n’y aura donc pas de hiérarchisation des trois liens.
Cela ne signifie pas qu’une religion traditionnelle donnée ne met pas l’accent sur un des points, parfois même jusqu’à ignorer passablement les deux autres. Ces religions étant rarement mutuellement exclusives, surtout si elles se rapportent à des degrés différents (culte familial et culte national) ou de nature différente (culte d’une guilde d’artisans et culte de la source d’un village), une ou plusieurs autres religions vont alors souvent prendre le relais pour former une sorte de méta-système religieux. Ce phénomène est particulièrement bien documenté dans la religion traditionnelle chinoise, encore vivace à l’heure actuelle, mais s’observe très fréquemment sur différents continents et a tendance à s’accroître au fur et à mesure que les sociétés se complexifient (en l’absence, bien entendu, d’une religion exclusive qui va tenter d’endiguer le phénomène avec plus ou moins de succès, les syncrétismes restant monnaie courante).
Cette mosaïque de cultes variés, mettant l’accent sur un ou plusieurs liens selon les cas, peut faire penser à la spiritualité « à la carte » en vogue en Occident depuis la seconde moitié du XXe siècle. Il faut cependant garder à l’esprit que, s’il est en effet tout à possible pour une personne d’être dans une combinaison unique d’appartenance à différentes religions (par exemple, être le seul forgeron de sa lignée à habiter dans un village donné), cela n’est pas dû à son individualité propre qui aurait choisi un tel patchwork pour s’exprimer pleinement. C’est le résultat d’une conjonction entre les différents rôles qu’elle joue dans chacun des groupes auquel elle appartient ; et cette position est parfois héritée et transmise, de sorte qu’elle est unique parmi sa génération mais n’est dans le temps qu’un maillon d’une chaîne d’individus tout aussi uniques par rapport à leurs contemporains. En tant que tel, le terme de « lien » fait, semble t-il, parfaitement sens, puisqu’il relie les différents membres d’une société traditionnelle entre eux et à leurs réalités supérieures, mais que ce mot résonne comme une insupportable entrave à la liberté absolue, grand idéal de l’Occident moderne.
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