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Freyja est-elle la déesse Ôstara ?

Freyja est une déesse scandinave qui est bien attestée dans de nombreux mythes. Elle y est présentée comme une déesse bien distincte de la déesse Frigg, bien que certaines théories en fassent deux aspects d’une même déesse. En fait, le seul argument pour les confondre est que Frigg est l’épouse de Óðinn alors que Freyja est la compagne d’un dieu mystérieusement nommé Óðr, et qu’il s’agit probablement du même dieu. Mais Óðinn ne manque pas d’autres compagnes pour enfanter ses nombreux enfants (Jörð, Gríðr, Rinðr), et il faudrait alors supposer qu’elles sont sont toutes des aspects de Frigg… autant dire que cela nous réduirait très considérablement le nombre de déesses dans le panthéon, ce qui n’est guère cohérent qu’avec l’hypothèse de « La Grande Déesse du Nord », défendue par Régis Boyer et Hilda Ellis Davidson. De toute façon, dans cette hypothèse-là, puisque toutes les déesses ne sont que des aspects de La Déesse (Boyer et la Wicca, même combat !), alors n’importe quelle déesse est n’importe quelle autre déesse, et la question est vite pliée.

Pour revenir à notre affaire, le problème avec Freyja est qu’elle semble n’avoir été connue qu’en Scandinavie, alors que son frère, Yngvi-Freyr, est attesté en Angleterre et en Allemagne. De plus, son nom, Freyja, signifie simplement « dame », alors que son frère a un autre nom, Yngvi, en plus de son titre de freyr (« seigneur »). Quel est alors le « vrai nom » de Freyja, et pourquoi n’y a t-il pas de traces d’elle chez les Germains continentaux ? Ces questions ont poussé plusieurs chercheurs à favoriser la théorie selon laquelle Freyja = Frigg, ou alors qu’elle aurait été soit une innovation spécifiquement scandinave, soit que son culte aurait disparu chez les Germains continentaux sans laisser de trace, ce qui semble étrange pour une déesse si importante alors que la plupart des autres divinités majeures (Odin, Thor, Balder, Tyr, Freyr, Frigg, Sól, et même Fulla) sont également attestée chez les Germains continentaux.

Il se trouve qu’il y a également une déesse germanique continentale qui n’a pas d’équivalent connu en Scandinavie : Ēastre, sous son nom en vieil-anglais, et Ôstara en vieil haut-allemand si on se base sur le nom du mois qui semble porter son nom, Ôstarmânôth (qui correspond plus ou moins au mois d’avril). Cette déesse a été suspectée d’avoir été inventée par le moine Bède le Vénérable pour expliquer le nom du mois de Ēosturmōnaþ. Cependant, il se trouve que ce nom dérive d’une manière linguistiquement parfaite, en vieil-anglais et en vieil haut-allemand, de la racine primitive *H₂éwsos qui signifie « aube, aurore ». Or, la plupart des religions indo-européennes, qui dérivent d’une origine commune remontant au début de l’âge du bronze (soit près de 4000 ans avant Bède le Vénérable), ont justement une déesse de l’aurore dont le nom dérive directement de cette racine : Aurora chez les Romains, Êôs chez les Grecs, Aušrinė en Lituanie, Ushas en Inde. Il serait bien surprenant qu’une invention (pour quelle raison ?) d’un moine du 7e siècle de l’ère chrétienne, qui ignorait tout de la linguistique indo-européenne et de ces profonds liens mythologiques, soit par hasard tombé aussi juste.

Si on regarde les mythes autour de cette déesse de l’aurore (aucun mythe concernant ĒastreÔstara ne nous est parvenu, à part éventuellement des contes collectés à la fin du 20e siècle chez des Allemands de Pennsylvanie, ce qui est extrêmement tardif), plusieurs points communs ressortent. C’est une déesse d’une grande beauté, qui a des relations amoureuses avec des dieux ou même des mortels, comme Freyja (et contrairement à Frigg). En Inde, elle est également liée à deux jumeaux guérisseurs maîtres des chevaux, les Ashvins, qui doivent se battre ou ruser pour être intégrés parmi les dieux. Les équivalents des Ashvins en Grèce sont les Dioscures, Castor et Pollux : maîtres des chevaux et guérisseurs, ils doivent négocier avec Zeus le statut de demi-dieux. Ils sont également les frères de Hélène de Sparte, plus belle femme du monde, qui tombe amoureuse de Pâris alors qu’elle est déjà mariée, et dont l’enlèvement déclenche la plus grande guerre humaine, la guerre de Troie – un thème mythique qui semble proche de celui des aventures amoureuses de la déesse de l’aurore. Avons-nous un équivalent de ces jumeaux dans le monde germano-scandinave ?

Il se trouve que Freyr et Freyja sont jumeaux, et qu’ils ont été inclus dans la société les dieux célestes, les Ases, suite à une guerre contre eux. Leur peuple, les Vanes, maîtrise tout ce qui relève de la prospérité et de l’amour (ce qui est considéré comme la 3e des 3 fonctions sociales indo-européennes), alors que les Ases maîtrisent tout ce qui se rapport à la guerre et à l’autorité (2e et 1ère fonctions). Or, la fameuse guerre de Troie est déclenchée parce que Pâris, pour avoir l’amour d’Hélène, a préféré Aphrodite, déesse de l’amour (3e fonction), par rapport à Athêna qui lui proposait la victoire au combat (2e fonction) et Hêra qui lui proposait de régner sur le monde (1ère fonction) : par conséquent, Hêra et Athêna se placent du côté des Grecs contre Aphrodite qui défend Troie, tout comme la guerre des Ases et des Vanes oppose les 2 premières fonctions à la 3e.

Tout cela est bien joli, mais Freyr et Freyja ont beau être jumeaux, ce sont des jumeaux masculins qu’il nous faut pour que la comparaison avec les Ashvins et les Dioscures fonctionne. Heureusement, Georges Dumézil, référence dans le milieu des études indo-européennes, a relevé dans ses Esquisses de Mythologie que dans certains exemples, dans le Caucase et en Iran notamment, se trouvaient des cas où on reconnaissait les caractéristiques distinctives de ces deux jumeaux mâles, mais cette fois dans un duo père-fils ou même oncle-neveu. Or, il identifie en Scandinavie un duo père-fils qui remplit bien ces critères : Freyr et Njörðr, son père (invoqués conjointement dans le serment légal islandais, « Njörðr ok Freyr », et dans la Arinbjarnarkviða, 17 : « Freyr ok Njörðr »). Ainsi, avec « Njörðr + les jumeaux Freyr & Freyja », nous avons un parfait analogue du trio indien « Ushas + les jumeaux Ashvins » et du trio grec « Êôs/Hélène + les jumeaux Dioscures, Castor et Pollux ». Freyja est ainsi liée à un duo qui doit obtenir sa place parmi les dieux suite à un conflit qui oppose la 3e fonction aux deux premières fonctions. Comme les déesses de l’aurore, elle est décrite comme très belle et sujette aux affaires amoureuses, y compris avec le mortel Óttar.

Tous ces éléments permettent de proposer une solution à l’absence de Freyja chez les Germains continentaux, comme à l’absence de déesse de l’aurore chez les Scandinaves : ĒastreÔstara (« Aurore ») et Freyja (« la Dame ») pourraient être deux évolutions séparées d’une ancienne déesse germano-scandinave de l’aube, du printemps, et de l’amour, *Frawjǭ *Austrǭ, « la Dame de l’Aurore ».

Bien que cela ne puisse pas être directement prouvé, cette solution apporterait une lumière nouvelle à certains mythes concernant Freyja. Par exemple, lorsque le Géant qui construit les murs de Asgarðr, la forteresse des dieux, exige d’avoir comme salaire « Freyja, le soleil, et la lune » : si Freyja est une ancienne déesse de l’aube, il réclame alors « l’aurore, le soleil et la lune », trois phénomènes astronomiques lumineux. Quand elle pleure « des larmes d’or rouge » suite à la disparition de son compagnon, er hon fór með ókunnum þjóðum at leita Óðs (Gylfaginning, 35 : « quand elle était partie parmi des peuples inconnus pour chercher Óðr » – on attend bien d’une déesse de l’aube qu’elle parcoure le territoire de tous les peuples), ces « larmes d’or rouge » évoquent plutôt bien les couleurs de l’aurore. De même, son superbe collier d’or, Brinsingamen, peut évoquer la « robe de safran » de Êôs, la déesse grecque de l’aube, et les teintes de l’horizon au petit matin. Dans la Sörla þáttr, même si c’est un récit tardif, elle l’obtient en passant une nuit avec chacun des quatre Nains qui le lui fabrique : il est également possible, même s’ils portent ici d’autres noms, qu’ils soient un reflet des quatre Nains qui portent les quatre coins du monde : Suðri, Vestri, Norðri, et Austri (« Sud », « Ouest », « Nord » et « Est »). Ainsi, la déesse de l’aurore aurait besoin d’être successivement au au sud, à l’ouest, au nord, et à l’est, pour obtenir son magnifique « collier d’or », c’est-à-dire les couleurs du soleil levant.

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En la mémoire de Yves Kodratoff

1er président de l’association Les Enfants d’Yggdrasill, il a rejoint les ancêtres le 8 mars 2023. Pionnier de la religion germano-scandinave en France, il a aussi été le premier dans l’Ásatrú francophone à apprendre le vieux norrois pour étudier les Eddas et les sagas.

Ses traduction commentées de deux textes mythiques majeurs, le Hávamál et la Völuspá, ont servi à de nombreux païens. Il insistait aussi sur l’importance de la poésie et de la danse lors des cérémonies qu’il organisait, pour s’approcher de l’expérience d’un blót antique.

Ex-directeur de recherche au CNRS et auteur de plusieurs livres sur les runes, il a largement contribué au développement de notre religion en France. L’association Les Enfants d’Yggdrasill lui doit en partie son orientation apolitique et reconstructionniste, profondément enracinée dans l’étude des anciennes coutumes.



Voici un court poème composé en son honneur :

Norna dóms of notit hafði
Skylði fara fægir blóta,
Epli Heljar til eta í náfirði.
Vallands herr hörga nýrra
Skal drekka um skeið minni
Þess hét garmr galdrs fǫðurs.
Fjölkunnigr var Freyju ástvinr,
Spjöll opt hljóðaði heilagra goða!


Quand il vint au bout de la sentence des Nornes,
Il dût partir, le cultivateur des sacrifices,
Pour manger les pommes de Hel dans le ravin du cadavre.
La foule des nouveaux autels de France
Boira pendant longtemps en la mémoire
De celui qui se nommait « Molosse du Père des Incantations ».
Il était versé dans l’art magique, le bien-aimé de Freyja,
Souvent il chantait les histoires des dieux bénis !

* La « sentence des Nornes » est le temps de vie alloué à chaque être humain.
* Le « cultivateur des sacrifices » est une formule poétique pour désigner un païen, de même que le « molosse d’Odin ( = Père des Incantions) » désigne le chien. Son pseudonyme sur internet était hund-heiðinn, « chien de païen », un terme utilisé comme insulte par les chrétiens.
* « Manger les pommes de Hel » = mourir, et « le ravin du cadavre » = la tombe.
* « La foule des autels » est aussi une formule qui désigne ceux qui continuaient à honorer les Dieux.

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