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Une prière aux ancêtres pour la nouvelle lune

« Le mois a parcouru le cercle entier des jours depuis la dernière fois que j’ai honoré les ancêtres sur cet autel. Voici venir à nouveau ce jour que les grands dieux ont voulu pour nous à jamais funèbre et vénérable ! Nous ne nous lasserons pas de célébrer ce jour par des offrandes, et d’orner les autels chers aux morts.

Nous voilà devant l’autel où sont invoqués nos ancêtres : honorons donc largement leur mémoire, demandons-leur [demande du mois], et qu’ils nous aident à renouveler chaque mois ces offrandes sur l’autel consacré à leur mémoire.

Je vous fais présent de cette libation, et, si [demande du mois], je [voeu promis en cas d’accomplissement de la prière du mois]. Salut à vous, ancêtres ! Salut à vos cendres et vos ossements ! Salut à vous, ombres gardiennes de nos foyers ! Quelle que soit notre destinée, protégez-nous ! »

(adapté de Virgile, Énéide, V, 45-71 & 80-83, où Énée fête l’anniversaire des funérailles de son père Anchise et lui demande des vents favorables pour reprendre sa navigation)

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Deux hymnes à Nemesis

(illustration : Nemesis, par Yliade : https://www.deviantart.com/yliade ; analyse mythologique de l’oeuvre par le Arya Akasha Institute ici : A Friday for Nemesis)

Hymne à Nemesis de Mésomède de Crète

(trad. Marie-Hélène Delavaud-Roux)

Némésis ailée, équilibre de la vie
Sombre déesse, fille de la Justice
toi qui domines l’arrogance vaine des mortels
avec ton frein indomptable  
et, toi qui hais la démesure funeste des hommes,
tu repousses la noire jalousie
Sous ta roue instable, sans empreinte
tourne la fortune heureuse des mortels,
Tu marches sans laisser de traces  
Tu fais ployer le cou du fier
Avec ton coude, tu mesures toujours la vie  
Tu fronces toujours les sourcils
Tenant fermement le joug dans ta main
sois favorable, bienheureuse, juste, prépare-toi  
Némésis ailée, équilibre de la vie
Nous te chantons, Némésis, déesse immortelle
Victoire, tension, à l’aile vigoureuse
Infaillible et compagne de la Justice
toi qui, irritée par l’orgueil des mortels
les précipites dans le Tartare ! 

Hymne orphique à Nemêsis

(trad. Leconte de Lisle)

Ô Némésis, je t’invoque, Déesse, très-grande Reine,

Qui vois tout, qui regardes la vie

des mortels aux diverses pensées.

Éternelle et vénérable, te réjouissant des Justes,

tu changes selon ta volonté les résolutions des hommes,

qui redoutent tous le joug que tu fais peser sur leur cou ;

car tu connais la pensée de tous, et rien ne t’est caché

de l’âme qui méprise audacieusement tes paroles.

Tu vois tout, tu entends tout et tu disposes de tout.

Les droits des hommes sont en toi, ô très-puissant Daimôn !

Viens, ô Bienheureuse, chaste, et sois toujours favorable

à ceux qui célèbrent tes mystères,

donne-nous de bonnes inspirations

et chasse loin de nous les pensées mauvaises, injustes et orgueilleuses !

Le culte de Nemesis fait partie de la religion grecque. Elle était principalement vénérée en tant que déesse de la vengeance et de la justice distributive. Elle était considérée comme une divinité chargée de punir l’hybris, c’est-à-dire l’orgueil démesuré ou la démesure, en ramenant l’équilibre et la justice dans la vie des mortels. Elle était souvent représentée avec des attributs tels qu’une balance, une roue de la fortune ou une couronne, qui symbolisaient son rôle dans le rétablissement de l’équilibre. Des sanctuaires dédiés à Nemesis existaient dans différentes parties de la Grèce antique, notamment à Rhamnonte (un site près d’Athènes) et à Épidaure. Ces sanctuaires servaient de lieux de culte et de pèlerinage pour les personnes cherchant justice ou réparation pour des actes d’hybris.

Nemesis était parfois considérée comme la fille de Nyx (la nuit) et elle était souvent associée à la déesse de la Fortune, Tykhe (ou Tyche), en raison de son rôle dans le destin des individus.
Le culte de Nemesis était relativement populaire dans la Grèce antique, en particulier à partir du Ve siècle av. J.-C. Il était souvent invoqué dans des situations où l’on cherchait à obtenir justice ou à se venger d’une offense. Avec la propagation de la culture grecque à travers l’Empire romain, le culte de Nemesis a également été adopté par les Romains. Elle était vénérée pour sa capacité à rétablir l’équilibre moral et cosmique.

Quelle actualisation contemporaine peut-on faire de son culte ?

L’hybris pourrait être interprété comme l’excès, l’abus ou le déséquilibre dans notre relation avec la nature, l’environnement et les ressources naturelles. Les actions de l’humanité qui perturbent l’équilibre écologique et qui ont des conséquences négatives sur notre planète pourraient être perçues comme une forme d’hybris collective.

Dans cette interprétation, la nature pourrait être vue comme la « Nemesis » moderne, cherchant à restaurer l’équilibre en réagissant aux abus perpétrés par la société industrielle. Les catastrophes naturelles, le changement climatique et d’autres phénomènes pourraient être perçus comme des manifestations de cette « vengeance » de la nature.

Un culte contemporain de Nemesis pourrait être associé à la quête de justice environnementale. Les mouvements et les actions visant à remédier aux dégâts causés par l’industrialisation excessive, à réduire les émissions de gaz à effet de serre, à protéger la biodiversité, à promouvoir la durabilité et à restaurer les écosystèmes pourraient être considérés comme des tentatives de rétablir l’équilibre et de répondre à la « vengeance » de la nature.

Cette interprétation contemporaine pourrait encourager la prise de conscience individuelle et la responsabilité quant à notre impact sur la planète. Les gens pourraient être incités à réfléchir à leurs choix de vie, de consommation et à leur impact sur l’environnement. Cependant, cela devrait également les inciter à mettre les autres en face de leurs responsabilités, en particulier les plus riches et les plus influents.

Tout comme les Grecs anciens cherchaient la réconciliation avec Nemesis pour éviter sa colère, une interprétation contemporaine pourrait promouvoir la réconciliation avec la nature et la recherche de solutions pour réparer les dégâts causés. Cela pourrait inclure des efforts pour restaurer les écosystèmes endommagés, réduire les émissions de carbone, adopter des pratiques agricoles durables, etc.

En résumé, le culte de Nemesis pourrait être utilisé comme une métaphore pour réfléchir aux défis environnementaux contemporains et encourager des actions responsables et équilibrées face aux problèmes causés par la société industrielle. Il s’agit d’une manière créative d’aborder les questions environnementales et d’inspirer des changements positifs dans notre relation avec la planète.
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Stoïcisme et religion germano-scandinave (par Byron Pendason)

Byron Pendason est un pratiquant de la version anglo-saxonne de la religion germano-scandinave, actif au sein de la communauté Fyrnsidu. Son blog personnel comporte de nombreuses réflexions intéressantes, tant sur la théorie que sur la pratique. Ce qui suit est une traduction d’un de ses articles, traitant des liens possibles entre la religion germano-scandinave et l’école stoïcienne de la philosophie grecque païenne. J’ai essayé de limiter mes notes [entres crochets], et ai ajouté à la suite de l’article un commentaire qui est la traduction de ma réponse sur le serveur Discord de la communauté Fyrnsidu, où j’interviens parfois à titre d’invité.


Salutations ! J’ai récemment commencé à étudier le stoïcisme ; mais, comme dit dans l’article précédent sur mon blog, le stoïcisme n’est pas une philosophie germanique. Il provient du monde hellénique, et a ensuite été adopté par les Romains. Dans cet article, je voudrais parler des relations qui peuvent exister entre le stoïcisme et la religion germano-scandinave. Quelle sont les ressemblances, les différences, et dans quelle mesure les deux sont-ils compatibles ?


Avant tout, je voudrais rappeler une nouvelle fois que le stoïcisme n’est PAS une philosophie germano-scandinave. Je suis dans une démarche dans laquelle je l’adopte comme philosophie personnelle, mais je ne suis pas en train d’en faire la promotion auprès des autres pratiquants de la religion germano-scandinave. Je ne fais que partager mes impressions à ce sujet, c’est-à-dire faire mon boulot de blogueur. Si le sujet ne vous intéresse pas, vous pouvez évidemment passer à autre chose.


La question principale est donc : est-ce que le stoïcisme est compatible avec une vision du monde germano-scandinave pré-chrétienne ? Il y a clairement des ressemblances entre les valeurs éthiques de ces deux cultures, comme l’a souligné Sveinbjorn Johnson dans son article Old Norse and Ancient Greek Ideals [on peut aussi mentionner Hesiod and Hávamál: Transitions and the Transmission of Wisdom (2014) de Lilah Grace Canevaro]. Les deux visions du monde insistaient sur l’importance d’être heureux, et considéraient que le bonheur ne pouvait être atteint que par une vie vertueuse. La sagesse de Oðinn dans le Havamal correspond en de nombreux points à l’enseignement pratique des anciens philosophes stoïciens. J’ai pu discuter avec plusieurs pratiquants contemporains de la religion germano-scandinave qui utilisent le stoïcisme comme code éthique personnel, et j’ai même rejoint leurs rangs dans la mesure où j’en vois clairement l’intérêt. Dans le monde méditerranéen antique, le stoïcisme fut pendant une période la plus populaire des écoles philosophiques. Le profil des élèves était assez divers, de l’esclave Epictète à l’empereur romain Marc Aurèle. C’était un système complet, qui ne se limitait pas à l’éthique, mais incluait aussi deux autres piliers, la logique et la « physique » (l’étude de la Nature et des Dieux, ce que nous nommerions aujourd’hui plutôt une cosmologie).


Le mouvement nommé « Stoïcisme Moderne » semble éviter de mettre l’accent sur la logique stoïcienne, et essaye généralement de laisser de côté la cosmologie stoïcienne antique, dans la mesure où elle est considérée comme dépassée. Au contraire, il me semble que très peu de choses dans la cosmologie stoïcienne antique serait en contradiction avec la vision du monde germano-scandinave pré-chrétienne, et qu’il n’y a rien qui ne pourrait pas être légèrement adapté pour être conforme à la fois aux principes fondamentaux du stoïcisme et de la religion germano-scandinave pré-chrétienne. Cela peut sembler exagéré, mais ne l’est à mon avis pas du tout.


Le principal obstacle que je vois est celui du concept de theos [généralement rendu par « Dieu » par les traducteurs français], c’est-à-dire d’une conception panthéiste du divin, où une conscience divine unique et éternelle est attribuée à l’Univers. La plupart des stoïciens croyaient également en l’existence de dieux semblables à ceux auxquels croyaient leurs concitoyens, mais ces dieux stoïciens étaient des êtres créés et impermanents, plus puissants et durables que les humains mais d’une puissance et d’une durée de vie limitée. Seul le theos, la conscience divine unique et éternelle de l’Univers, était permanent : tous les autres dieux devaient, un jour, être ré-absorbés dans le theos, comme le reste de l’Univers.


Bien qu’il soit possible d’adopter cette théologie au sein de la religion germano-scandinave contemporaine, ce n’est pas probablement une théologie qui va convaincre beaucoup de ses pratiquants. Personnellement, je ne crois pas en un dieu omniscient et omnipotent. Cependant, à y regarder de plus près, il me semble que le point fondamental dans cette doctrine stoïcienne du theos est tout autre : le « détail » qu’on ne peut pas modifier sans affecter le reste de la pensée stoïcienne, c’est que le monde a été ordonné de manière providentielle par une force supérieure à la nôtre. Si nous mettons, à la place d’une conscience unique, l’assemblée sacrée des dieux (le Thing divin), qui travaille collectivement dans un but commun, alors il me semble que cela ne porte aucunement atteinte à la cohérence de la philosophie stoïcienne, et ne contredit aucunement ce que nous savons de la vision du monde germano-scandinave pré-chrétienne.


Il est possible de mettre en avant le fait que la théologie stoïcienne s’est développée à partir de la religion grecque, et donc que les pratiquants de la religion germano-scandinave devraient laisser de côté cette théologie stoïcienne pour ne prendre en compte que la logique et l’éthique. Il y a de bons arguments en faveur d’une distinction entre philosophie et religion : la philosophie traite principalement de nos propres actions, de la manière dont nous nous conduisons nous-mêmes et dont nous traitons les autres ; la religion, au contraire, traite principalement de notre relation avec les dieux et les autres entités non-humaines. Les philosophes gréco-romains pré-chrétiens voyaient les deux comme indissociables (et le christianisme a continué à faire de même après la christianisation de l’empire romain), mais il n’y a pas de raison que ce soit une obligation. Un pratiquant de la religion germano-scandinave [parce qu’il s’agit d’une religion non-dogmatique], est parfaitement libre d’adopter la philosophie stoïcienne tout en pratiquant sa religion. Cette approche est également celle de nombreux stoïciens contemporains, et elle est donc tout aussi valide pour les pratiquants de la religion germano-scandinave. Ceci étant dit, je suis frappé par la révérence que les stoïciens antiques avaient pour le divin, et je propose donc une troisième voie, un chemin qui permettrait de conserver l’essentiel de la cosmologie stoïcienne tout en conservant une approche polythéiste, qui est la plus courante dans la religion germano-scandinave, tant à l’époque pré-chrétienne que contemporaine.


Finalement, à quoi ressemble le stoïcisme si sa théologie est altérée de cette manière ? Il enseigne que le but de la vie est le bonheur, l’eudaimônia (le terme a une signification un peu plus vaste dans le cadre de la philosophie gréco-romaine, mais les développements nécessaires feront l’objet d’un autre article). Les stoïciens définissent cela comme un état où on est libre de toute souffrance de l’esprit, et enseignent qu’on peut l’obtenir en vivant une vie vertueuse. Une grande part du chemin vers l’eudaimônia s’accomplit en pratiquant la vertu de la prudence, qui consiste à distinguer ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous. Le stoïcisme enseigne que nous devons diriger notre énergie et nos pensées vers ce qui dépend de nous, et ne pas nous inquiéter de ce qui ne dépend pas de nous. Aux côtés de la prudence, les autres vertus stoïciennes sont la justice, le courage, et la modération. Ce sont ces vertus qui, d’après les stoïciens (et la plupart des autres écoles philosophiques gréco-romaines), devraient guider notre vie.


Je ne vois donc pas en quoi le stoïcisme ne pourrait pas être adoptée comme philosophie personnelle par un pratiquant de la religion germano-scandinave. Je pense même que les deux se complètent assez bien. N’hésitez pas à laisser vos impressions en commentaire !


Soyez bénis !

Références :

Johnson, Sveinbjorn. “Old Norse and Ancient Greek Ideals.” Ethics 49, no. 1 (1938): 18–36. http://www.jstor.org/stable/2988773

The Sunday Stoic. “196: The Ways of the North. The Hávamál with Dr. Ben Waggoner”. Youtube. Sept 13, 2020. https://youtu.be/EIefLqoGqfI

Il existe, au sein du stoïcisme contemporain, un mouvement nommé « stoïcisme traditionnel », qui cherche à inverser la tendance du Stoïcisme Moderne à dissocier l’éthique stoïcienne du reste des enseignements stoïciens. J’ai été fasciné par mes explorations dans ce domaine, et me trouve en accord avec eux sur de nombreux points. A ceux qui seraient intéressés, je ne peux recommander assez vivement la visite de leur site de référence : https://traditionalstoicism.com/, particulièrement pour écouter les 15 premiers épisodes du podcast Stoicism on Fire, et pour lire l’article Providence or Atoms- a very brief defense of the Stoic worldview (2015).

[Note : sur un sujet déjà partiellement traité ici, celui de la doctrine stoïcienne des cercles de Hiéroclès, je conseille aussi la lecture de Insularity and the Other, On Being a Heathen “Citizen of the World” sur le très bon blog « Of Axe and Plough », également consacré à la version anglo-saxonne de la religion germano-scandinave, mais avec de nombreux articles relevant de considérations philosophiques et pratiques plus générales qui concernent toutes les religions ethniques européennes]

Ma réponse : Merci pour cet article qui résume assez bien ma position sur le sujet. Il me semble cependant que nous avons, dans la vision du monde germano-scandinave traditionnelle, quelque chose qui est déjà extrêmement proche du concept stoïcien de theos : quelque chose d’éternel et d’omnipotent, plus durable et puissant que les dieux eux-mêmes, quelque chose qui soit profondément intriqué avec la totalité de l’Univers… Cette chose, c’est le destin lui-même, l’örlög scandinave et les concepts apparentés chez les Germains continentaux. La question qui reste en suspens, ce serait éventuellement de savoir dans quelle mesure ce concept peut être considéré comme assez bénévolent pour être considéré comme relevant de la Providence stoïcienne. il me semble cependant que c’est un ajustement encore plus léger que d’assigner le rôle du theos stoïcien à l’assemblée sacrée des dieux.

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Un rite païen romain pour l’anniversaire d’un ami

« Prière au génie d’un ami le jour de son anniversaire :

‘Ne prononcez pas de mauvaises paroles aujourd’hui, hommes et femmes de bien, alors que nous honorons notre ami le jour de son anniversaire. Brûlez de l’encens, brûlez des herbes odoriférantes provenant des pays du bout du monde, même celles envoyées d’Arabie. Son genius personnel vient recevoir ses honneurs, une couronne sacrée pour couronner sa douce chevelure. Ce parfum pur a été distillé pour ses tempes et, rassasié de vin et de gâteaux de miel, il donne son assentiment. Et à toi, [nom de la personne qui fête son anniversaire], que tout ce que tu souhaites soit accordé.' »

(Tibellus, II.ii.1-9)

Extrait de Wikipédia sur le concept de genius :

Le genius personnel est la personnalité qui s’est constituée à la naissance de chacun, une sorte de double de celle-ci présentant ses caractères et ses goût. Similaire au concept catholique de l’ange gardien, il est également un être séparé de cette personne et qui la protège. Chaque homme avait le sien. Chacun, le jour anniversaire de sa naissance, sacrifiait à son génie. On lui offrait du vin, des fleurs, de l’encens.
Sous l’Empire, le culte du génie de l’empereur fut une composante du culte impérial.

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Friedrich Hölderlin, poète pré-néo-païen

Lorsque j’étais enfant

« Lorsque j’étais un enfant,
Un dieu souvent m’a sauvé
Des cris et des sollicitations des humains.
Je jouais, alors, sain et sauf,
Avec les fleurs du bois,
Et les brises du ciel
Jouaient avec moi.


Et, de même que tu mets
Le cœur des plantes en joie,
Quand elles tendent vers toi
Leurs bras délicats,
Tu as mis mon cœur en joie,
Ô Soleil, mon père ! Et tu étais
Mon calendrier préféré,
Ô Lune bénie.


Ô vous tous, Dieux
Amicaux et fidèles !
Si vous pouviez savoir
Comme mon âme vous a aimés !


Certes, je ne vous appelais pas
En ce temps-là par des noms, et vous non plus
Vous ne me nommiez pas comme les hommes se nomment
(Comme s’ils se connaissaient !).


Mais je vous connaissais mieux pourtant
Que j’ai jamais connu les hommes,
Je comprenais le silence de l’éther :
Je n’ai jamais compris la parole des hommes.


L’harmonie fut ma mère
Dans les bois qui fredonnent,
Et c’est parmi les fleurs
Que j’appris à aimer.


C’est dans les bras des dieux que j’ai grandi. »

(Bien que Friedrich Hölderlin (1770-1843) ait vécu avant que les mythes scandinaves ne soient connus du grand public, et avant qu’il ne soit attesté que les mythes scandinaves et les mythes germaniques étaient similaires, son oeuvre poétique est marquée par des références aux mythes grecs (il appelle par leurs noms gréco-romains le Soleil, la Lune, et le calendrier luni-solaire des anciens païens européens). Il va même plus loin, en affirmant un lien intime avec des puissances divines, qu’il voit dans la Nature – la Nature extérieure comme la nature humaine. Comme d’autres poètes romantiques allemands, son oeuvre a directement inspiré la naissance des premiers mouvements néopaïens européens, et a donc contribué à la renaissance actuelle des religions ethniques européennes.)

Da ich ein Knabe war

Da ich ein Knabe war,
rettet’ ein Gott mich oft
vom Geschrei und der Rufe der Menschen,
da spielt’ ich sicher und gut
mit den Blumen des Hains,
und die Lüftchen des Himmels
spielten mit mir.

Und wie du das Herz
der Planzen erfreust,
wenn sie entgegen dir
die zarten Arme strecken,
so hast du mein Herz erfreut,
Vater Helios!
und, wie Endymion,
war ich dein Liebling,
heilige Luna!

O all ihr Treuen
freundlichen Götter!
Daß ihr wüßtet,
wie euch meine Seele geliebt!

Zwar damals rief ich noch nicht
Euch mit Nahmen, auch ihr
Nanntet mich nie, wie die Menschen sich nennen
Als kennten sie sich.

Doch kannt’ ich euch besser,
Als ich je die Menschen gekannt
Ich verstand die Stille des Aethers
Der Menschen Worte verstand ich nie.

Mich erzog der Wohllaut
des säuselnden Hains,
und lieben lernt’ ich
unter den Blumen.

Im Arme der Götter wuchs ich groß.

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Naissance du cosmos : quand les Védas indiens rejoignent les Eddas scandinaves

« Ni le non-être l’existait alors, ni l’être.
Il n’existait ni l’espace aérien, ni le firmament au-delà.
Qu’est-ce qui se mouvait puissamment ? Où ? Sous la garde de qui ?
Était-ce de l’eau, insondablement profonde?

Il n’existait en ce temps ni mort, ni non-mort ;
Il n’y avait pas de signe distinctif pour la nuit ou le jour.
L’Un respirait de son propre élan, sans qu’il n’y ait de souffle.
En dehors de cela, il n’existait rien d’autre.

À l’origine, les ténèbres étaient cachées par les ténèbres.
Cet univers n’était qu’onde indistincte.
Alors, par la puissance de l’Ardeur, l’Un prit naissance,
Principe vide et recouvert de vacuité.

Le Désir en fut le développement originel,
Désir qui a été la semence première de la conscience.
Enquêtant en eux-même, les poètes surent découvrir
Par leur réflexion le lien de l’être dans le non-être.

Leur corde était tendue en transversale.
Qu’est-ce qui était au-dessous? Qu’est-ce qui était au-dessus?
Il y avait des donneurs de semence, il y avait des pouvoirs.
L’élan spontané était en bas, le don de soi était en haut.

Qui sait en vérité, qui pourrait ici proclamer
D’où est née, d’où vient cette création ?
Les dieux (sont nés) après par la création secondaire de notre monde.
Mais qui sait d’où celle-ci même est issue?

Cette création secondaire, d’où elle est issue,
Si elle a fait l’objet ou non d’une institution,
Seul celui qui surveille ce monde au plus haut firmament le sait…
A moins qu’il ne le sache pas ? »

(Nasadiya Sukta – Rig Veda, X, 129, trad. Louis Renou)


Éruption de l’Eyjafjallajökull (Islande), 2010. Photo : Terje Sørgjerd

« Je vous prie de m’écouter
vous tous de la famille bénie
des enfants de Heimdalr [= les Germains] ;
Tu veux, Valföðr [« père des tués » = Odin],
que je raconte bien
les plus lointains des anciens savoirs
dont je me souvienne.

Je me rappelle les géants
nés aux temps anciens
ceux qui anciennement
m’ont nourrie jusqu’à l’âge adulte ;
je me souviens de neuf mondes,
et de neuf géantes,
et le célèbre arbre-ordonnateur de la mesure
encore sous la terre.

En ces temps anciens
où [le Géant primordial] Ymir s’était installé là,
il n’y avait ni sable ni mer
ni fraîches vagues ;
La terre n’existait pas
ni le ciel au-dessus,
seulement un gouffre immense
et d’herbe point.

Les fils de Burr [Odin et ses deux frères], d’abord,
ont rehaussé les terres
où Miðgarðr [le monde des Humains] se trouve,
glorieusement façonné par magie;
la Soleil a brillé du Sud
sur la salle en pierre,
alors dans le sol
ont poussé de verts poireaux.

La Soleil, depuis le Sud, tendit
sa main au Lune pour avoir une place confortable
tout autour du ciel ;
la Soleil ne savait pas
quelle demeure elle avait,
les étoiles ne savaient pas
quel logement elles avaient,
le Lune ne savait pas
quelle puissance il avait.

Alors toutes les puissances sacrées
s’installèrent sur les sièges de jugement,
les dieux, divinités suprêmes
et de ceci ils délibérèrent :
Ils attribuèrent des noms
à la nuit et à ses descendantes,
ils nommèrent le matin
et le milieu du jour,
les heures du jour et celles du soir,
ils comptèrent les années. »

(Völuspá, §1-6, trad. Yves Kodratoff)

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Un sacrifice grec dans l’Iliade

Les Grecs accomplirent la riche hécatombe [sacrifice de cent boeufs] dans l’ordre consacré, autour de l’autel bâti selon le rite. Et ils se lavèrent les mains, et ils préparèrent les orges salées [les grains d’orge salés servent à consacrer l’autel et les victimes selon le rite grec] et Chrysès, à haute voix, les bras levés, priait pour eux :

« Entends-moi, Porteur de l’arc d’argent, qui protèges Chrysès et la divine Killa, et commandes fortement sur Ténédos. Déjà tu as exaucé ma prière ; tu m’as honoré et tu as couvert d’affliction les peuples des Grecs. Maintenant écoute mon vœu, et détourne loin d’eux la contagion ! »

Sacrifice grec sur un vase rouge, Ve siècle av. J.-C.

Il parla ainsi en priant, et Phoibos Apollôn l’exauça. Et, après avoir prié et répandu les orges salées, renversant en arrière le cou des victimes, ils les égorgèrent et les écorchèrent. On coupa les cuisses, on les couvrit de graisse des deux côtés, et on posa sur elles les entrailles crues.

Et le vieillard les brûlait sur du bois sec et les arrosait d’une libation de vin rouge. Les jeunes hommes, auprès de lui, tenaient en mains des broches à cinq pointes. Et, les cuisses étant consumées, ils goûtèrent les entrailles ; et, séparant le reste en plusieurs morceaux, ils les transpercèrent de leurs broches et les firent cuire avec soin, et le tout fut retiré du feu. Après avoir achevé ce travail, ils préparèrent le repas ; et tous furent conviés, et nul ne se plaignit, dans son âme, de l’inégalité des parts.

Ayant assouvi la faim et la soif, les jeunes hommes couronnèrent de vin les cratères [grands vases servant à mélanger le vin pur et l’eau, à la mode grecque] et les répartirent entre tous à pleines coupes. Et, durant tout le jour, les jeunes Grecs apaisèrent le dieu par leurs hymnes, chantant le joyeux péan [chant sacré] et célébrant l’Archer Apollôn, qui se réjouissait dans son cœur de les entendre.

Quand Hélios[le dieu Soleil] tomba et que les ombres furent venues, ils se couchèrent auprès des câbles, à la proue de leur navire ; et quand Êôs [la déesse de l’Aurore] aux doigts de rose, née au matin, apparut, ils s’en retournèrent vers la vaste armée des Grecs, et l’Archer Apollôn leur envoya un vent propice.

(Homère, l’Iliade, chant I, v. 428-450, traduction Leconte de Lisle)

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En avel a-benn (Par vent contraire) [Denez PRIGENT]

EN AVEL A-BENN

En avel a-benn ni ‘ziwano,
Ni a gresko, ni a zesko.
En avel a-benn ni a c’hlazo,
Ni a vrousto, ni a vleunio.
En avel a-benn ni ‘weñvo,
Ni ‘zisec’ho ha ni ‘gollo.
En avel a-benn ni ‘ouelo,
N’eus forzh ni ‘gendalc’ho atav !


En avel a-benn ni ‘goshaio,
Ni ‘galedo, ‘n em zifenno.
En avel a-benn ni a frouezho,
C’hoazh hag adarre, diarzav.
En avel a-benn ni ‘hado,
Ni ‘eosto ha ni ‘drec’ho.
En avel a-benn ni ‘gano,
Ha tu an avel ni ‘cheñcho !

(Denez Prigent)

PAR VENT CONTRAIRE

Par vent contraire nous germerons,
Nous croîtrons, nous apprendrons.
Par vent contraire, nous verdirons,
Nous bourgeonnerons, nous fleurirons.
Par vent contraire, nous nous fanerons,
Nous nous dessécherons et nous perdrons.
Par vent contraire nous pleurerons :
Peu importe, nous persévérerons toujours !


Par vent contraire nous vieillirons,
Nous durcirons, nous nous défendrons.
Par vent contraire, nous fructifierons,
Encore et toujours, sans relâche.
Par vent contraire nous sèmerons,
Nous moissonnerons et nous vaincrons.
Par vent contraire nous chanterons,
Et le sens du vent, nous le changerons !

(Denez Prigent)

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Ne mangez que des animaux sacrifiés aux Dieux !

(Ceci est une traduction d’un article paru sur Hellenic Faith, un site internet anglophone consacré à la religion grecque contemporaine dans sa forme basée sur le néoplatonisme de Julien le Philosophe. Le raisonnement et ses conclusions pratiques sont cependant applicables à toutes les religions ethniques européennes : germano-scandinave, celtique, etc).

Le sacrifice d’animaux est souvent considéré comme l’une des pratiques essentielles de l’ancienne religion grecque. Souvent, cette pratique se voit attribuer un rôle central dans la religion, car elle est, au moins en théorie, le premier rituel de la religion grecque antique. Et si l’acte de sacrifice avait encore plus d’importance pour les Grecs ? Walter Burkert nous dit que « la structure fondamentale [du sacrifice animal] est identique et claire : le sacrifice animal est un abattage ritualisé suivi d’un repas de viande » (Burkert 2006, 57). On comprend que l’acte de sacrifice a joué un rôle important dans les habitudes alimentaires helléniques, mais quel était-il exactement ? Dans cet essai, je soutiendrai que le sacrifice jouait un rôle essentiel dans la consommation de viande dans le monde grec antique, la viande étant censée être sacralisée par l’accomplissement du sacrifice avant de devenir consommable. Je vais argumenter en faveur de cela en donnant un aperçu de ce que signifiait le sacrifice d’animaux, en abordant la forme qu’on pense généralement qu’il a pris, et à partir de là, je pourrai répondre aux objections en élargissant la compréhension de ce que le « sacrifice animal » pouvait signifier dans le monde antique. À partir de là, je conclurai ce que ces pratiques alimentaires devraient signifier pour les païens grecs d’aujourd’hui, et comment ces coutumes alimentaires devraient orienter les aspirations de la communauté païenne grecque contemporaine qui se développe aujourd’hui.

Le sacrifice est la source de la viande

Le monde grec était un monde où, dans la plupart des circonstances normales, la viande était impropre à la consommation – à moins que ce ne soit dans les limites d’un contexte sacrificiel. C’est le sujet du livre de Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant La cuisine du sacrifice en pays grec. Ils nous disent que la présence du divin sanctifie la consommation de viande, mais seulement dans la mesure où l’on offre aux Dieux des sacrifices, où l’on offre l’animal au Divin (Detienne & Vernant 1989 : 25). Fondamentalement, le sacrifice est un don aux Dieux, et s’inscrit dans une relation réciproque entre les dieux et les mortels basée sur l’échange de dons (Parker 2011, 137). Le cadeau est celui d’un animal tué pour être mangé (Parker 2011, 136). C’est un acte par lequel quelque chose est mis en possession d’un Dieu, et ainsi sacralisé. Même Robert Parker, un spécialiste de la religion grecque qui est très sceptique à l’idée de l’existence d’une forme de « casher grec », admet qu’il existe des références à la consommation de choses non sacrifiées comme étant un type de comportement sacrilège et barbare, qui est un affront aux Dieux, dans diverses inscriptions et poèmes (Parker 2011, 131-132).

Cette pratique était si importante qu’elle en vint à dominer les préoccupations culinaires des premiers chrétiens, qui considéraient la consommation de viande acquise par cette « boucherie religieuse païenne » comme potentiellement dangereuse sur le plan spirituel, car la viande sacrificielle était fréquemment vendue sur le marché. Ce sujet était si préoccupant pour les anciens chrétiens qu’il est même abordé dans la Bible, dans les écrits de l’apôtre chrétien Paul. Ecrivant à destination des habitants de la cité grecque de Corinthe, Paul écrit « au sujet de la nourriture offerte aux idoles… » (1 Corinthiens 8 :1) et informe les premiers chrétiens du premier siècle qu’ils devraient « manger tout ce qui est vendu sur le marché de la viande sans soulever aucune question sur le terrain de la conscience… Mais si quelqu’un vous dit : « Ceci a été offert en sacrifice », alors ne le mangez pas, à cause de celui qui vous a informé, et pour l’amour de la conscience » (1 Corinthiens 10 :25). Les préoccupations des premiers chrétiens concernant les habitudes alimentaires de leurs voisins nous donnent un aperçu des pratiques alimentaires du monde dans lequel ils vivaient – ​​un monde où la boucherie religieuse faisait partie intégrante de l’ancienne pratique du culte hellénique.

C’est un sacrifice, non ?

Pour développer un argumentaire sur les lois alimentaires religieuses concernant la consommation de viande, nous devons d’abord essayer de comprendre comment est-ce qu’on obtenait de la viande, ce qui signifie apprendre ce qu’était le sacrifice d’animaux dans le monde grec antique, et donner un sens à ce qu’il impliquait. Les spécificités du sacrifice d’un animal variaient considérablement, étant donné que l’ancienne religion hellénique n’avait pas de forme centralisée et était donc locale. Les rites et les pratiques variaient considérablement à travers le monde grec. Cependant, il existait au certain nombre de points communs à toutes ces pratiques :

  1. Le sacrifice a lieu sur un autel, et un animal approprié pour le sacrifice est sélectionné (Petropoulou 2012, 41). Le meilleur est le bœuf, en particulier un taureau (Burkert 2006, 55), mais on sacrifice aussi les moutons, les chèvres, les porcs et la volaille (Burkert 2006, 55).
  2. La victime est ornée d’une guirlande puis escortée en procession jusqu’à l’autel (Petropoulou 2012, 41).
  3. Le prêtre qui supervise le sacrifice lève les mains vers le ciel en position de prière, des prières sont prononcées et des rites de purification (lustration) sont accomplis (Petropoulou 2012, 41).
  4. La mise à mort est accomplie. Si l’animal est grand, il reçoit un coup à la tête avec une hache, pour assommer l’animal, puis l’artère du cou est coupée avec un couteau sacrificiel (Burkert 2006, 56). Si l’animal est petit, il est élevé au-dessus de l’autel et sa tête est tranchée (Burkert 2006, 55). Le sang du sacrifice est recueilli dans un bassine, puis versé sur et autour de l’autel, signe d’une grande piété qui permet de savoir que l’autel est activement utilisé (Burkert 2006, 55).
  5. La victime est écorchée et découpée (Petropoulou 2012, 41) (Burkert 2006, 56). Ses entrailles peuvent être examinées (Petropoulou 2012, 41), et les splanches, organes tels que le cœur et le foie, sont rôtis au feu de l’autel et mangés par les sacrificateurs, tandis que les os et les graisses non comestibles sont brûlés sur le bûcher (Burkert 2006, 56 -57).

Cet acte s’appelle une thysia, et désigne l’effusion de sang sacrificiel sur l’autel et la combustion des os (Detienne & Vernant 1989, 25). Après cela, l’étape suivante est le banquet, une caractéristique fondamentale des sacrifices, même les plus formels. Alors que les dieux recevaient les os et la graisse non comestible, la viande comestible était buillie ou rôtie, pour être mangée par les participants mortels du sacrifice (Burkert 2006, 57). Cela permettait la communion entre le Divin et l’Humain, où les Dieux sont joints aux mortels dans un acte qui les rapproche. Comme l’écrit Fred S. Naiden, « s’il y avait communication par le sacrifice, et donc discours ou pratique, il y avait aussi une communion, une expérience intérieure » (Naiden 2015, 316). Detienne et Vernant tentent de décrire cela en se référant aux récits hésiodiques de l’origine du sacrifice, lorsque les Dieux et les Hommes ont été à la fois nettemnt divisés et hiérarchisés par le premier sacrifice, mais aussi liés et rapprochés. Ils écrivent qu’« en mangeant les morceaux comestibles, les hommes, tout en revigorant leurs forces défaillantes, reconnaissent l’infériorité de leur condition mortelle et confirment leur subordination aux Olympiens » (Detienne & Vernant 1989 : 25). Lors du banquet sacrificiel, il était interdit de retirer de la viande du lieu sacré (Burkert 2006, 57). Cependant, si le festin rituel se terminait et qu’il restait une abondance de viande sacrificielle, on sait qu’elle était ensuite vendue sur le marché, probablement pour éviter le gaspillage (Parker 2011, 158).

Le sacrifice : plus qu’un autel ensanglanté

Cependant, étant donné que le sacrifice d’animaux était censé être la principale source de nourriture pour les Grecs de l’Antiquité, le format rituel de la thysia civique, bien décrit dans les textes, était-il la seule manière de sacrifier des animaux ? La question même est invoquée par Naiden, qui s’oppose à l’idée que les sacrifices d’animaux dans leur ensemble étaient le seul moyen par lequel les Grecs obtenaient leur viande, écrivant que l’affirmation selon laquelle «tout le bœuf, le mouton et le porc provenaient d’animaux sacrificiels. . . [est] une vue qui va trop loin », car selon lui ces sacrifices formels à l’autel ne pouvaient pas nourrir des corps de citoyens comprenant des dizaines de milliers voire des centaines de milliers de personnes (Naiden 2015, 34). Cependant, comme le souligne JCB Lowe, la plupart de la viande du monde antique provenait probablement de sacrifices, car la viande était consommée de manière très économe (Lowe 1985, 73). Après tout, le bétail était autant une monnaie dans le monde antique qu’un stockage de la richesse, et consommer régulièrement de la viande aurait été une lourde dépense, inatteignable pour la plupart des gens. Comme l’écrit Parker, « il y a donc dans le meurtre sacrificiel un élément qui consiste à abandonner une richesse » (Parker 2011, 137). Mais plus important encore, cela remet en question s’il peut y avoir eu une plus grande diversité de compréhension de ce qui comptait comme un sacrifice dans le monde grec antique. Dans une certaine mesure, je suis d’accord avec l’évaluation de Naiden selon laquelle le modèle de sacrifice hautement idéalisé, où le sang est versé à l’autel, n’était pas capable de nourrir chaque personne dans une ville. Dans une religion décentralisée, il va de soi que le sacrifice peut prendre de nombreuses formes et tailles, et il est probable que le modèle idéal de sacrifice que détaillé ci-dessus n’était pas le seul modèle de sacrifice dans l’esprit des Grecs. C’est probablement ce à quoi fait allusion la lex sacra, une inscription mise en place par un culte orphique, qui incite les acolytes à s’abstenir des paradoxaux « sacrifices sans sacrifice » (Hellholm & Sänger 2018, 1770), c’est-à-dire de viande sacrifiée autrement que lors des grands rites.

Mosaïque de chasse au cerf de Pella, Grèce

Lowe et Parker affirment tous deux que certains animaux étaient mangés sans être sacrifiés, parce que des animaux étaient tués à la chasse plutôt que lors d’un rituel formel à l’autel. Parker met particulièrement l’accent sur ce fait dans sa lutte contre l’idée que toute la viande doit provenir du sacrifice avant la consommation, jugeant l’affirmation « extrême » et affirmant qu’elle peut être réfutée en soulignant comment « les Grecs mangeaient du gibier tué sans aucune procédure spéciale » (Parker 2011, 131). Mais les arguments de Parker sont relativement faibles, car il part de l’hypothèse de base selon laquelle le rituel hautement cérémoniel d’épandage du sang autour de l’autel était le seul paradigme de sacrifice dans le monde grec antique. Lowe et Parker oublient à quel point il était important pour les chasseurs de faire des vœux aux dieux avant leurs chasses, et les dieux sont souvent décrits comme jouant un rôle important dans la préparation d’une chasse, comme le Xénophon dans sa Cynégétique :

Que le chasseur aille au terrain de chasse en simple habit léger et chaussures, tenant un bâton à la main, et que le garde-filet le suive. Qu’ils gardent le silence en s’approchant du terrain, afin que, au cas où le lièvre serait proche, il ne puisse pas s’éloigner en entendant des voix. […] Après avoir fait un vœu à Apollon et Artémis la chasseresse [gr. Agrotera] pour leur donner une part du butin, qu’il lâche un chien, le plus habile à suivre une piste, au lever du soleil en hiver, avant l’aube en été, et quelque temps entre les autres saisons.

Xénophon, Cynégétique. 6.11-14

En bref, ce que l’on voit ici, c’est que les Dieux font toujours partie intégrante du métier du chasseur, et que la mise à mort du gibier par le chasseur est légitimée par le sacrifice d’autres animaux. Ces récits se poursuivent des siècles après Xénophon et peuvent être trouvés dans les travaux d’Arrianos de Nicomédie (parfois appelés le « jeune » ou le « deuxième » Xénophon). Dans son propre Cynegeticus intitulé de la même manière, Arrianos nous parle du rôle critique que les Dieux sont censés jouer dans la chasse : même le plus habile des chasseurs, s’il ne fait pas vœu aux Dieux, peut souffrir de ne pas pouvoir trouver de gibier :

Teucer, dit-il [Homère], le meilleur archer des Grecs, dans le concours d’archerie, ne frappa que la corde et la coupa en deux, parce qu’il n’avait fait aucun vœu à Apollon ; mais ce Merion, qui n’était pas du tout un archer, en invoquant Apollon, frappa l’oiseau.

Arrianos, Cynégétique. 32-36

Non seulement les Dieux sont invoqués par les chasseurs, recevant une part du gibier et des sacrifices en échange du gibier, mais nous voyons dans le récit d’Arrianos que ne pas offrir de vœux aux Dieux en partant chasser était synonyme de ne pas trouver de gibier du tout. Alors en quoi la chasse n’est-elle pas une forme potentielle de sacrifice dans le paradigme grec ? Nous pourrions étendre cela à la viande d’animaux domestiques qui n’ont pas subi une procession sacrificielle typique. Par exemple, au début de son livre Smoke Signals for the Gods: Ancient Greek Sacrifice from the Archaic through Roman Periods, Naiden s’oppose au fait que toute la viande provenait de sacrifices en affirmant que le porc servi dans les repas collectifs spartiates ne provenait pas d’animaux sacrifiés (Naiden 2015, 34), mais admet plus tard que « les repas spartiates n’étaient pas laïques. Lorsque le boucher [mageiros] tuait ses porcs, il disait peut-être une prière sur eux » (Naiden 2015, 257). Mais en réprimandant Detienne et Vernant, Naiden lui-même écrit qu’ils « supposent que le sacrifice est un rituel, mais l’adorateur le concevait comme un épisode d’une relation avec un dieu » (Naiden 2015, 320). Alors pourquoi les bouchers ne seraient-ils pas placés en relation avec un Dieu quand ils prient avant de tuer un animal ? Naiden n’aborde en aucun cas cette incohérence, à part en affirmant que ces mises à mort n’ont pas eu lieu sur un autel, et que c’est ainsi que ses adversaires Detienne et Vernant définissent le sacrifice animal. Mais alors pourquoi devrions-nous supposer que, juste parce qu’un animal n’a pas été abattu sur un autel, il n’a pas été sacrifié ? La boucherie antique est une institution où le boucher était compétent en matières religieuses, comme les prêtres ou les chasseurs, s’il invoquait les dieux en les priant au moment de la mise à mort. En fait, la description de Lowe du fonctionnement des bouchers brosse un tableau plus détaillé, auquel Naiden aurait du mal à s’opposer, les bouchers détenant une combinaison de fonctions culinaires et rituelles, leur rôle étant celui d’un sacrificateur professionnel, compétent à la fois en boucherie, en cuisine et en abattage rituel (Lowe 1985, 73). Ainsi, on peut comprendre que la consommation de viande avait une signification religieuse pour les anciens Grecs (Lowe 1985,72).

Conclusion

En conclusion, il est juste de conclure que dans la religion grecque, il faut idéalement acquérir toute viande par une sorte de boucherie religieuse. Le sacrifice était la façon dont les anciens obtenaient et consommaient la viande. Cependant, il est important de garder à l’esprit ce que signifie le sacrifice. Tous les arguments avancés par Naiden et Parker, qui s’opposent au sacrifice animal comme mode fondamental d’acquisition de la viande par les Grecs, sont formulés comme des réponses directes aux travaux de Detienne et Vernant. Cependant, plutôt que de contester l’affirmation de Detienne et Vernant selon laquelle le sacrifice d’animaux dans le monde grec antique était uniquement synonyme de thysia (qu’ils définissent comme l’abattage d’un animal sur un autel et la combustion de ses os), Naiden et Parker ont affirmé que, puisque toute la viande ne provenait pas d’une thysia, alors toute la viande ne provenait pas d’un sacrifice. Les preuves montrent, cependant, que le fait d’obtenir de la viande à partir d’un animal était toujours associé au don de la vie de l’animal aux Dieux, d’une manière ou d’une autre… Ce qui est une caractéristique fondamentale de la notion de sacrifice (Parker 2011, 136).

Compte tenu de ces informations, ceux qui pratiquent la religion grecque aujourd’hui devraient se préoccuper de la provenance de leur viande. Il est important de se méfier des miasmes rituels provenant de la viande non-sacrifiée, en particulier dans la viande qui vient de l’industrie agro-alimentaire. De plus, il est essentiel que les communautés qui en ont les moyens s’efforcent d’ouvrir des boucheries religieuses pour permettre la pratique des traditions rituelles grecques concernant l’alimentation.

Bibliographie

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Hellholm, David et Dieter Sänger. L’Eucharistie, ses origines et ses contextes : repas sacré, repas communautaire, communion à table dans l’Antiquité tardive, judaïsme primitif et christianisme primitif . Mohr Siebeck, 2018.

Kleijwegt, Marc. Haricots, bains et barbier… Une loi sacrée de Thuburbos Maius. Dans : Antiquités africaines , 30,1994. p. 209-220.

Lowe, JCB « Cuisine à Plaute. » Antiquité classique 4, no. 1 (1985) : 72-102. Consulté le 3 avril 2021. http://www.jstor.org/stable/25010825 .

Naiden, FS, Signaux de fumée pour les dieux : sacrifice grec ancien de l’archaïque à l’époque romaine . Erscheinungsort Nicht Ermittelbar : Oxford University Press, 2015.

Parker, Robert. Sur la religion grecque . Ithaque : Cornell University Press, 2011.

Petropoulou, MZ Sacrifice animal dans la religion grecque antique, le judaïsme et le christianisme, 100 avant JC à 200 après JC . Oxford : Oxford University Press, 2012.

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Un Etat indien protège ses religions indigènes

Dans l’Etat indien de l’Arunachal Pradesh (extrême nord-est du pays), environ un quart de la population pratique encore des religions tribales plus anciennes que l’hindouïsme et le bouddhisme, et plus de 80% de la population parle des langues indigènes datant d’avant l’arrivée des peuples indo-européens en Inde.

La proportion de chrétiens dans cet Etat est passée de moins de 1% en 1971 à 4% en 1981, 10% en 1991, 18% en 2001, et 30% en 2011. Les chiffres de 2021 ne sont pas encore connus. Les missionnaires utilisent souvent comme arguments des dons d’importantes sommes d’argent en échange de la conversion, ce qui est très attirant dans les régions tribales, où une grande partie de la population pratique une agriculture vivrière et n’a pas de revenu financier. Ces organisations peuvent facilement se permettre ces « cadeaux » car elles sont généreusement financés par des dons venant de pays étrangers beaucoup plus riches, comme les Etats-Unis d’Amérique.

Depuis 2017, le Parti Populaire Indien (Bharatiya Janata Party, ou BJP), également au pouvoir au niveau fédéral de la République d’Inde, a créé un Département des Religions Indigènes et des Affaires Culturelles. Il a aussi rendu illégales les activités des missionnaires extérieurs à l’Etat, ainsi que le fait d’inciter des populations tribales à se convertir à une autre religion. Le Département participe au financement de la construction et de l’entretien des lieux de culte indigènes, subventionne la formation des prêtres des religions indigènes, et aide les peuples tribaux qui veulent développer une écriture adaptée à leur langue pour éviter le risque d’une interruption de transmission orale.

Le nouveau bureau du Département des Religions Indigènes et des Affaires Culturelles

Pema Khandu, le premier ministre du gouvernement local, a déclaré : « La culture et les religions indigènes constituent notre identité et notre fierté en tant d’Etat. Notre culture, dont les religions indigènes font partie intégrante, sont comme nos racines. Si nos racines ne sont pas fortes, nous ne nous deviendrons pas une société forte et saine« . Il a aussi ajouté que « nos langues des connexions avec nos cultures. Si la langue disparait, l’héritage culturel disparait aussi ».

Il a organisé et inauguré cette année le premier « Groupe de travail sur les prêtrises indigènes », un rassemblement de 15 jours ouvert à tous les prêtres des religions indigènes, qui est entièrement pris en charge par le Département des Religions Indigènes. Le but est de leur permettre de dialoguer ensemble, de s’entraider, de partager leurs expériences pour préserver, renforcer et développer leurs religions indigènes, d’être mieux informés sur les aides des pouvoirs publics dont ils peuvent bénéficier, et de pouvoir formuler d’éventuelles nouvelles demandes au gouvernement.

Des prêtres tribaux célèbrent un rite lors de la réunion du Groupe de Travail sur les Prêtrises Indigènes (2021)

Source : https://swarajyamag.com/politics/how-arunachal-pradesh-is-safeguarding-its-indigenous-cultures-from-christian-missionaries-and-conversion

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