Byron Pendason est un pratiquant de la version anglo-saxonne de la religion germano-scandinave, actif au sein de la communauté Fyrnsidu. Son blog personnel comporte de nombreuses réflexions intéressantes, tant sur la théorie que sur la pratique. Ce qui suit est une traduction d’un de ses articles, traitant des liens possibles entre la religion germano-scandinave et l’école stoïcienne de la philosophie grecque païenne. J’ai essayé de limiter mes notes [entres crochets], et ai ajouté à la suite de l’article un commentaire qui est la traduction de ma réponse sur le serveur Discord de la communauté Fyrnsidu, où j’interviens parfois à titre d’invité.
Salutations ! J’ai récemment commencé à étudier le stoïcisme ; mais, comme dit dans l’article précédent sur mon blog, le stoïcisme n’est pas une philosophie germanique. Il provient du monde hellénique, et a ensuite été adopté par les Romains. Dans cet article, je voudrais parler des relations qui peuvent exister entre le stoïcisme et la religion germano-scandinave. Quelle sont les ressemblances, les différences, et dans quelle mesure les deux sont-ils compatibles ?
Avant tout, je voudrais rappeler une nouvelle fois que le stoïcisme n’est PAS une philosophie germano-scandinave. Je suis dans une démarche dans laquelle je l’adopte comme philosophie personnelle, mais je ne suis pas en train d’en faire la promotion auprès des autres pratiquants de la religion germano-scandinave. Je ne fais que partager mes impressions à ce sujet, c’est-à-dire faire mon boulot de blogueur. Si le sujet ne vous intéresse pas, vous pouvez évidemment passer à autre chose.
La question principale est donc : est-ce que le stoïcisme est compatible avec une vision du monde germano-scandinave pré-chrétienne ? Il y a clairement des ressemblances entre les valeurs éthiques de ces deux cultures, comme l’a souligné Sveinbjorn Johnson dans son article Old Norse and Ancient Greek Ideals [on peut aussi mentionner Hesiod and Hávamál: Transitions and the Transmission of Wisdom (2014) de Lilah Grace Canevaro]. Les deux visions du monde insistaient sur l’importance d’être heureux, et considéraient que le bonheur ne pouvait être atteint que par une vie vertueuse. La sagesse de Oðinn dans le Havamal correspond en de nombreux points à l’enseignement pratique des anciens philosophes stoïciens. J’ai pu discuter avec plusieurs pratiquants contemporains de la religion germano-scandinave qui utilisent le stoïcisme comme code éthique personnel, et j’ai même rejoint leurs rangs dans la mesure où j’en vois clairement l’intérêt. Dans le monde méditerranéen antique, le stoïcisme fut pendant une période la plus populaire des écoles philosophiques. Le profil des élèves était assez divers, de l’esclave Epictète à l’empereur romain Marc Aurèle. C’était un système complet, qui ne se limitait pas à l’éthique, mais incluait aussi deux autres piliers, la logique et la « physique » (l’étude de la Nature et des Dieux, ce que nous nommerions aujourd’hui plutôt une cosmologie).
Le mouvement nommé « Stoïcisme Moderne » semble éviter de mettre l’accent sur la logique stoïcienne, et essaye généralement de laisser de côté la cosmologie stoïcienne antique, dans la mesure où elle est considérée comme dépassée. Au contraire, il me semble que très peu de choses dans la cosmologie stoïcienne antique serait en contradiction avec la vision du monde germano-scandinave pré-chrétienne, et qu’il n’y a rien qui ne pourrait pas être légèrement adapté pour être conforme à la fois aux principes fondamentaux du stoïcisme et de la religion germano-scandinave pré-chrétienne. Cela peut sembler exagéré, mais ne l’est à mon avis pas du tout.
Le principal obstacle que je vois est celui du concept de theos [généralement rendu par « Dieu » par les traducteurs français], c’est-à-dire d’une conception panthéiste du divin, où une conscience divine unique et éternelle est attribuée à l’Univers. La plupart des stoïciens croyaient également en l’existence de dieux semblables à ceux auxquels croyaient leurs concitoyens, mais ces dieux stoïciens étaient des êtres créés et impermanents, plus puissants et durables que les humains mais d’une puissance et d’une durée de vie limitée. Seul le theos, la conscience divine unique et éternelle de l’Univers, était permanent : tous les autres dieux devaient, un jour, être ré-absorbés dans le theos, comme le reste de l’Univers.
Bien qu’il soit possible d’adopter cette théologie au sein de la religion germano-scandinave contemporaine, ce n’est pas probablement une théologie qui va convaincre beaucoup de ses pratiquants. Personnellement, je ne crois pas en un dieu omniscient et omnipotent. Cependant, à y regarder de plus près, il me semble que le point fondamental dans cette doctrine stoïcienne du theos est tout autre : le « détail » qu’on ne peut pas modifier sans affecter le reste de la pensée stoïcienne, c’est que le monde a été ordonné de manière providentielle par une force supérieure à la nôtre. Si nous mettons, à la place d’une conscience unique, l’assemblée sacrée des dieux (le Thing divin), qui travaille collectivement dans un but commun, alors il me semble que cela ne porte aucunement atteinte à la cohérence de la philosophie stoïcienne, et ne contredit aucunement ce que nous savons de la vision du monde germano-scandinave pré-chrétienne.
Il est possible de mettre en avant le fait que la théologie stoïcienne s’est développée à partir de la religion grecque, et donc que les pratiquants de la religion germano-scandinave devraient laisser de côté cette théologie stoïcienne pour ne prendre en compte que la logique et l’éthique. Il y a de bons arguments en faveur d’une distinction entre philosophie et religion : la philosophie traite principalement de nos propres actions, de la manière dont nous nous conduisons nous-mêmes et dont nous traitons les autres ; la religion, au contraire, traite principalement de notre relation avec les dieux et les autres entités non-humaines. Les philosophes gréco-romains pré-chrétiens voyaient les deux comme indissociables (et le christianisme a continué à faire de même après la christianisation de l’empire romain), mais il n’y a pas de raison que ce soit une obligation. Un pratiquant de la religion germano-scandinave [parce qu’il s’agit d’une religion non-dogmatique], est parfaitement libre d’adopter la philosophie stoïcienne tout en pratiquant sa religion. Cette approche est également celle de nombreux stoïciens contemporains, et elle est donc tout aussi valide pour les pratiquants de la religion germano-scandinave. Ceci étant dit, je suis frappé par la révérence que les stoïciens antiques avaient pour le divin, et je propose donc une troisième voie, un chemin qui permettrait de conserver l’essentiel de la cosmologie stoïcienne tout en conservant une approche polythéiste, qui est la plus courante dans la religion germano-scandinave, tant à l’époque pré-chrétienne que contemporaine.
Finalement, à quoi ressemble le stoïcisme si sa théologie est altérée de cette manière ? Il enseigne que le but de la vie est le bonheur, l’eudaimônia (le terme a une signification un peu plus vaste dans le cadre de la philosophie gréco-romaine, mais les développements nécessaires feront l’objet d’un autre article). Les stoïciens définissent cela comme un état où on est libre de toute souffrance de l’esprit, et enseignent qu’on peut l’obtenir en vivant une vie vertueuse. Une grande part du chemin vers l’eudaimônia s’accomplit en pratiquant la vertu de la prudence, qui consiste à distinguer ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous. Le stoïcisme enseigne que nous devons diriger notre énergie et nos pensées vers ce qui dépend de nous, et ne pas nous inquiéter de ce qui ne dépend pas de nous. Aux côtés de la prudence, les autres vertus stoïciennes sont la justice, le courage, et la modération. Ce sont ces vertus qui, d’après les stoïciens (et la plupart des autres écoles philosophiques gréco-romaines), devraient guider notre vie.
Je ne vois donc pas en quoi le stoïcisme ne pourrait pas être adoptée comme philosophie personnelle par un pratiquant de la religion germano-scandinave. Je pense même que les deux se complètent assez bien. N’hésitez pas à laisser vos impressions en commentaire !
Soyez bénis !
Références :
Johnson, Sveinbjorn. “Old Norse and Ancient Greek Ideals.” Ethics 49, no. 1 (1938): 18–36. http://www.jstor.org/stable/2988773
The Sunday Stoic. “196: The Ways of the North. The Hávamál with Dr. Ben Waggoner”. Youtube. Sept 13, 2020. https://youtu.be/EIefLqoGqfI
Il existe, au sein du stoïcisme contemporain, un mouvement nommé « stoïcisme traditionnel », qui cherche à inverser la tendance du Stoïcisme Moderne à dissocier l’éthique stoïcienne du reste des enseignements stoïciens. J’ai été fasciné par mes explorations dans ce domaine, et me trouve en accord avec eux sur de nombreux points. A ceux qui seraient intéressés, je ne peux recommander assez vivement la visite de leur site de référence : https://traditionalstoicism.com/, particulièrement pour écouter les 15 premiers épisodes du podcast Stoicism on Fire, et pour lire l’article Providence or Atoms- a very brief defense of the Stoic worldview (2015).
[Note : sur un sujet déjà partiellement traité ici, celui de la doctrine stoïcienne des cercles de Hiéroclès, je conseille aussi la lecture de Insularity and the Other, On Being a Heathen “Citizen of the World” sur le très bon blog « Of Axe and Plough », également consacré à la version anglo-saxonne de la religion germano-scandinave, mais avec de nombreux articles relevant de considérations philosophiques et pratiques plus générales qui concernent toutes les religions ethniques européennes]
Ma réponse : Merci pour cet article qui résume assez bien ma position sur le sujet. Il me semble cependant que nous avons, dans la vision du monde germano-scandinave traditionnelle, quelque chose qui est déjà extrêmement proche du concept stoïcien de theos : quelque chose d’éternel et d’omnipotent, plus durable et puissant que les dieux eux-mêmes, quelque chose qui soit profondément intriqué avec la totalité de l’Univers… Cette chose, c’est le destin lui-même, l’örlög scandinave et les concepts apparentés chez les Germains continentaux. La question qui reste en suspens, ce serait éventuellement de savoir dans quelle mesure ce concept peut être considéré comme assez bénévolent pour être considéré comme relevant de la Providence stoïcienne. il me semble cependant que c’est un ajustement encore plus léger que d’assigner le rôle du theos stoïcien à l’assemblée sacrée des dieux.
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