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Les différences entre la « magie » païenne et celle de la fantasy moderne

La fantasy moderne est un genre littéraire assez en vogue dernièrement, particulièrement chez les personnes attirées par le (néo)paganisme. Pour être honnête, il est probable que la lecture du Seigneur des Anneaux à huit ans ait joué un rôle dans ma décision d’en apprendre plus sur les religions européennes pré-chrétiennes, puis d’essayer de les pratiquer de manière contemporaine. Mais, sur de nombreux points, la fantasy moderne a très peu à voir avec sa principale source d’inspiration, l’oeuvre de Tolkien… et donc sur la principale source d’inspiration de celui-ci, à savoir les mythes et épopées de l’Europe pré-chrétienne et/ou partiellement christianisée.

Les ressemblances superficielles entre la fantasy moderne et les religions européennes païennes, et le fait que la fantasy soit bien plus accessible et plus connue aujourd’hui, fait qu’une sorte de confusion a tendance à s’installer entre les deux. Les exemples les plus évidents concernent les Dieux, les Elfes, les Nains, etc, qui sont bien différentes dans les mythes et dans les oeuvres de fantasy (ces oeuvres elles-mêmes dérivent essentiellement de la manière dont les créateurs du jeu de rôle Donjons & Dragons se sont inspirés de l’oeuvre de Tolkien, pour créer un cadre de jeu où des aventuriers tuent des monstres pour trouver des trésors).

Mais l’exemple des Nains et des Elfes, parce qu’il est le plus évident, est aussi celui qui se corrige le plus facilement. Un exemple plus difficile est probablement celui de la « magie ». Il est difficile de trouver dans les langues européennes anciennes un mot qui signifie complètement et uniquement tout ce qu’on appelle aujourd’hui « magie » et seulement ce qu’on appelle « magie »… c’est-à-dire ce qui a d’abord été interdit par l’Eglise catholique, puis considéré par les milieux scientifiques comme inexistant. Ce qui est « scientifiquement inexistant » mais n’avait pas été interdit par l’Eglise, c’est de la « religion » ; ce qui a été interdit par l’Eglise mais n’est pas « scientifiquement inexistant » c’est du « simple péché », qui a été soit légalisé et socialement valorisé par antichristianisme, soit conservé dans la liste des interdits moraux présentés comme « laïcs ».

Il suffit de réfléchir quelques secondes pour se rendre compte que ces deux critères (interdit par l’Eglise puis considéré comme scientifiquement inexistant) sont totalement extérieurs à la manière européenne païenne de voir le monde. D’ailleurs le mot français « magie » vient du latin « magia » qui signifie simplement « les trucs bizarres qui viennent (ou qui sont censés venir) des pratiques des prêtres iraniens » (un « magush », en vieux persan, est un type de prêtre). Les pratiques magiques européennes n’étaient pas considérées comme étant de la « magia », même si pour être à la mode il arrivait de prétendre que telle ou telle pratique locale venait de Perse (un peu l’équivalent des faux initiés au bouddhisme ou au chamanisme qu’on trouve de nos jours).

Pareillement, en vieux norrois il est difficile de trouver un terme complètement équivalent au sens moderne du mot « magie ». Il y en a qui désignent telle ou telle pratique qu’on considère aujourd’hui comme « magique », le plus connu étant le seiðr, mais en réalité le seiðr est un ensemble de pratiques bien spécifique, et utiliser ce mot pour désigner tout ce qui est « magique » pose problème. Entres autres parce que le seiðr est considéré comme une source de dévirilisation (ergi), alors que d’autres pratiques magiques ne le sont pas. On trouve parfois le terme générique de fjölkynngi, qui signifie « beaucoup de connaissances » : c’est le meilleur équivalent qu’on ait pour « magie », mais il concerne TOUTES les connaissances, y compris celles qu’on considère comme « scientifiques » ou « techniques », par exemple l’Histoire, la géographie, la poésie, la généalogie, la rhétorique, le droit, la botanique, la médecine, l’astronomie, etc.

Dans la fantasy moderne, il y a une distinction entre l’Homme et la Nature, mais surtout entre d’un côté l’Homme et la Nature, et de l’autre le « surnaturel » qui est ce qui est concerné par la magie. La magie est ce qui vient, parfois, « en plus » de l’Homme et de la Nature. La Nature a un fonctionnement « naturel », « normal », quand il n’est pas « modifié » par des forces ou des entités « magiques ». La météo, par exemple, obéit à des lois physiques « naturelles », sauf quand un magicien jette un sort ou un dieu répond à une prière, et brise ces lois physiques naturelles pour changer la météo.

Au contraire, pour les Européens païens, les génies locaux et les Dieux sont constamment impliqués dans la météo, à chaque instant : chaque averse ou absence d’averse est le résultat direct de l’existence et de l’activité des génies et des Dieux. La magie n’est pas un système optionnel, « en plus », dont l’existence ou la non-existence ne change rien tant qu’un humain ne l’utilise pas… pas plus que les réactions chimiques n’existent que quand un chimiste mélange des produits dans un laboratoire (de nombreuses réactions chimiques se produisent dans notre corps à chaque instant et c’est ce qui nous permet de rester en vie).

Le dragon et le loup n’appartiennent pas à deux catégories de créatures distinctes, les créatures « magiques, surnaturelles » et les créatures « normales, naturelles ». Les deux sont des animaux. Les dragons sont simplement des serpents très gros et très puissants qu’on a la chance de n’avoir jamais croisé, tout comme il y a des loups très grands et très puissants (comme Fenrir), qu’on a la chance de ne jamais avoir croisés. Et si on ne connaît personne qui en ait croisé en-dehors des mythes et des très anciennes sagas avec des héros très puissants, c’est parce qu’ils sont heureusement plus rares, mais aussi et surtout parce que ceux qui les ont croisés sans être des héros très puissants ne sont plus là pour en parler.

J’arrête ici pour le moment, et je laisse les liens de deux articles qui m’ont motivé à écrire celui-ci, puisqu’il me trottait en tête depuis longtemps. Ils sont en anglais et concernant respectivement les auteurs de fantasy et les concepteurs de jeux de rôle, mais les réflexions qu’ils font sont souvent pertinentes.

http://starsbeetlesandfools.blogspot.com/2013/07/on-writing-magic-well-part-ii-adding.html

https://www.darkshire.net/jhkim/rpg/magic/antiscience.html

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Succès de la résurgence de la religion zoroastrienne pré-islamique en Iran

Le Group for Analyzing and Measuring Attitudes in irAN (GAMAAN) a conduit en 2020 une étude en ligne concernant l’attitude des Iraniens vis-à-vis des croyances et pratiques religieuses. Le gouvernement de la République Islamique d’Iran affirme que 99,5% des Iraniens sont musulmans, et que seuls environ 25 000 Iraniens pratiquent la religion zoroastrienne, c’est-à-dire la religion ethnique iranienne pré-islamique, issue des anciennes traditions sacrées indo-européennes (qui sont aussi à l’origine des religions ethniques européennes). Ces « Zoroastriens autorisés » sont les descendants directs des familles qui ont accepté le statut social inférieur des non-musulmans (impôts supplémentaires, interdiction de porter des armes, interdictions pour les hommes d’épouser des musulmanes, peine de mort en cas de tentative de convertir un musulman, etc), suite à la conquête arabo-musulmane de la Perse au VIIe siècle de l’ère chrétienne.

Cependant, l’étude conduite en 2020, et dont la méthodologie a été soigneusement calibrée pour essayer d’éviter les différents biais possibles, estime que 7,7% des Iraniens se considèrent comme étant zoroastriens, ce qui ferait plus de 6 millions de Zoroastriens, soit 270 fois plus que le nombre de Zoroastriens reconnus par la République Islamique d’Iran. Ces « Zoroastriens illégaux » sont des descendants d’Iraniens ayant accepté d’abandonner le zoroastrisme : l’Islam considérant l’apostasie comme un péché mortel, aucun « retour en arrière » n’est autorisé par le gouvernement de la République islamique, et les personnes abandonnant l’Islam sont régulièrement condamnés à des amendes importantes et à des peines de prison. Malgré cela, depuis quelques générations de plus en plus d’Iraniens se tournent vers la religion de leurs lointains ancêtres, aux époques où l’Empire Perse était une des plus grandes puissances mondiales (Empire Achéménide de -550 à -330 de l’ère chrétienne, puis Empire Sassanide de 224 à 651 de l’ère chrétienne).

Zoroastriens priant au sanctuaire de Chak Chak en Iran (Ebrahim Noroozi pour Associated Press)

Cependant, il reste difficile d’accéder à un apprentissage de qualité, car les prêtres zoroastriens iraniens ont interdiction, sous peine de poursuites judiciaires, d’enseigner leur religion aux personnes « légalement musulmanes », soit 99,5% de la population. De plus, les Zoroastriens traditionnels risquent d’avoir du mal à ne pas diluer leurs traditions face au grand nombre de « reconvertis », autoformés avec du contenu disponible sur internet (souvent rédigé par des membres de la diaspora iranienne en Europe et en Amérique du Nord, eux-mêmes en grande partie des « reconvertis »), et parfois incités à se revendiquer comme Zoroastriens uniquement par rejet de l’Islam. Il est donc difficile d’estimer dans quelle mesure il s’agit d’une volonté de redécouvrir les traditions sacrées ancestrales des Iraniens, et dans quelle mesure il s’agit simplement d’une volonté de garder une forme de spiritualité et/ou d’identité, tout en laissant de côté les aspects jugés « contraignants » de l’Islam tel qu’il est imposé actuellement par le gouvernement iranien.

On peut constater que ces problématiques de chiffrage du nombre d’adhérents, de la difficulté à évaluer leurs motivations, et de leur éventuel manque de capacité ou de volonté à intégrer pleinement les traditions religieuses ancestrales, concernent aussi la résurgence des religions ethniques européennes, bien que la situation soit différente à plusieurs niveaux. Par exemple, le projet de recensement païen germano-scandinave de 2013 (Worldwide Heathen Census 2013) avait estimé que, dans le monde, le nombre de personnes se revendiquant comme des païens germano-scandinaves était d’au moins 36 000, dont au moins 200 en France. Il est très probable que le nombre réel ait été plus important, et surtout qu’il ait nettement augmenté en 10 ans. Cependant, le nombre de personnes en France adhérant actuellement à une association païenne germano-scandinave reste inférieur à celui des 96 personnes ayant déclaré en 2013 qu’elles se considéraient comme des païens germano-scandinaves…

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Týr et Óðinn, deux visions de l’éthique : la fin justifie t-elle les moyens ?

Le but de cet article n’est pas de proposer une vue d’ensemble des deux divinités germano-scandinaves que sont Týr (plus anciennement *Tīwaz, « le Divin ») et Óðinn (*Wōdanaz, « l’Inspiré »), mais de voir en quoi ils forment une paire marquée par leurs différences, qu’ils s’agisse d’oppositions ou de complémentarités. En particulier, l’idée est de voir en quoi on peut considérer qu’ils incarnent deux conceptions éthiques opposées, qu’on nomme en philosophie occidentale moderne l’éthique déontologique et l’éthique conséquentialiste.

L’éthique déontologique est basée sur des principes : « certaines choses sont toujours bonnes en elles-mêmes ou toujours mauvaises en elles-mêmes ». Il y aurait des règles immuables définissant a priori les actes moralement obligatoires, les actes moralement positifs, les actes moralement neutres, les actes moralement négatifs, et les actes moralement interdits.

L’éthique conséquentialiste est basée sur des valeurs : « la fin justifie les moyens ». On peut évaluer les conséquences sur le long terme de chaque acte, dans ce qu’il a de bénéfique ou de néfaste selon des critères pré-établis, et faire la somme de ces conséquences pour mesurer a posteriori à quel point l’acte était globalement bon, globalement neutre, ou globalement mauvais.

En quoi est-ce que cette opposition pourrait être incarnée par Týr et Óðinn ? Tout d’abord, l’idée selon laquelle ils formeraient une paire d’oppositions complémentaire a été théorisée par Georges Dumézil, dans « Mitra-Varuna, essai sur deux représentations indo-européennes de la souveraineté ». Il s’est basé sur l’étude de mythologies apparentées à la mythologie germano-scandinave, en particulier 1) l’Histoire mythifiée de la fondation de la cité de Rome (toute la période avant le passage à la République romaine semble moins traiter de faits historiques que d’une ré-écriture de mythes plus anciens) et 2) la mythologie indienne très ancienne de l’époque védique, il y a 3000 à 3500 ans. Dans les deux cas, il y a la présence d’une paire de personnages aux pouvoirs surhumains (des héros dans l’Histoire de Rome, des dieux dans les Védas), qui oeuvrent ensemble pour permettre à leur communauté de continuer à exister. On notera aussi l’existence d’autres parallèles en Irlande et en Grèce, mais ils sont moins explicites et seront donc laissés dans le cadre de cet article.

A Rome, le duo est principalement incarné par Horatius Cocles et Mucius Scaevola. Le premier est surnommé « le Borgne », comme Óðinn, et défend la cité de Rome en terrifiant ses ennemis par son regard (chose dont Óðinn est aussi coutumier). Le second met en fuite les ennemis de Rome lorsque, attrapé pendant sa tentative d’assassiner le général ennemi, il jure que trois cent jeunes Romains sont prêts comme lui à sacrifier leur vie pour l’éliminer, et met sa main droite dans le feu pour prouver la détermination sacrificielle de la jeunesse romaine (tout comme Týr sacrifie sa main droite dans un serment, dans la mettant dans la gueule du loup Fenrir, c’est-à-dire d’un ennemi qui menace de dévorer les Dieux). Chez les Romains, donc, c’est surtout la complémentarité entre l’aspect effrayant du Borgne, et le serment du Manchot, qui est mise en avant.

En Inde, le duo entre le dieu Mitra et le dieu Varuna est explicité par de nombreuses formules les invoquant côte à côte. Mitra est le dieu de la société humaine et des rites qui renforcent les liens sociaux, dont le serment (comme Týr). C’est un dieu proche des humains, présenté sous un jour rassurant, lumineux, et positif. Il est le garant des normes sociales, mais agit peu de manière directe. Varuna, lui, est un dieu lointain, obscur, mystérieux. Il maîtrise les secrets des rituels et de la magie, y compris destructrice (comme Óðinn), et chevauche un monstre aquatique. Comme Óðinn, il est aussi associé aux noeuds, en particulier au noeud coulant de la corde qui étrangle les pendus. Si Mitra est le juriste qui connaît les lois, les fait connaître, incite à les respecter, et montre l’exemple ; Varuna est le juge terrible et l’exécuteur sans pitié.

Si la complémentarité (ou l’opposition) entre Týr et Óðinn est moins évidente au premier abord, on notera au premier lieu qu’ils sont tous deux volontairement mutilés, et que leurs mutilations sont celles du duo romain. Týr sacrifie sa main lors d’un serment pour démontrer sa bonne foi, Óðinn sacrifie un oeil pour boire à la source de la Mémoire (Mímisbrunnr) et donc découvrir des secrets cachés. Týr est le seul dieu auquel le loup Fenrir fait confiance pour mettre sa main droite dans sa bouche, et Týr accepte de sacrifier sa main (après quoi il ne joue plus aucun rôle dans les mythes, jusqu’au final du Ragnarök pendant lequel il mourra). Óðinn, lui, est plusieurs fois accusé d’être injuste en faisant parfois périr au combat les meilleurs guerriers, et donc en donnant la victoire aux moins bons. Sa réponse est qu’il a besoin que les meilleurs guerriers meurent au combat pour les enrôler dans son armée des einherjar, ceux qui s’entraînent jusqu’au jour du Ragnarök dans sa « halle des tués » (Valhöll) pour combattre en loup Fenrir, enchaîné seulement provisoirement par le sacrifice de Týr.

Týr a accepté de sacrifier ses capacités d’action pour agir dans le respect des principes (il a mis sa main droite en gage en acceptant de la perdre si Fenrir était enchaîné, mais Fenrir devait être enchaîné, donc il l’a perdue). Pendant ce temps, Óðinn, lui, agit beaucoup et un peu partout, souvent d’une manière qui semble à premièrement vue moralement condamnable. Les exemples sont… nombreux : il cause la mort des ouvriers agricoles de Suttungr, il séduit et abandonne Gunnlöð malgré un serment qu’il lui a fait, il fait périr au combat les meilleurs guerriers, il viole Rinðr pour avoir un fils qui vengera Balðr, etc. Mais il fait tout cela en vue des conséquences sur le long terme, pour éviter un mal pire encore le jour du Ragnarök. Les actes de Óðinn ont pour objectif de devenir moralement positifs après coup, en faisant le calcul des conséquences par rapport à certaines valeurs. Avec pour risque de se tromper sur les conséquences prévues.

Týr a les mains propres, parce qu’il n’a plus de main (droite, celle qui tient l’épée). Privé de ses capacités d’action, il n’est plus vraiment confronté à des dilemmes moraux significatifs. Óðinn, lui, a sacrifié de sa personne pour acquérir des connaissances secrètes et les pouvoirs magiques qui vont avec ; et il les cumule avec le pouvoir politique en tant que chef des dieux. Or, de grands pouvoirs impliquent de grandes responsabilités. Le panel d’actes à sa disposition, et les conséquences potentielles de ses actions comme de ses inactions, sont énormes. Pour essayer de garantir qu’un nouveau cycle cosmique succède à celui du Ragnarök, que l’espèce humaine et l’ordre divin puissent survivre et se développer à nouveau, si possible d’une manière encore plus harmonieuse que dans notre cycle actuel (débuté par la mise à mort et le dépeçage du géant Ymir par Óðinn et ses frères !), Óðinn doit littéralement faire tout ce qu’il peut pour planifier les actes qui éviteront, sur le très long terme, le plus de maux. Même si ces actes impliquent, sur le coup, de ne pas respecter certains principes, et d’avoir des conséquences immédiates qui sont terriblement négatives. Et le truc, c’est que « faire tout ce qu’il peut, y compris du sale », c’est faire beaucoup de choses, y compris très sales.

A mon sens, Óðinn fait le sacrifice suprême, plus grand que celui de son oeil et plus grand que celui de Týr. Au lieu de se condamner à l’impuissance par désir d’être moral, il se condamne à l’immoralité par nécessité d’être puissant. Il prend le risque, en essayant de faire en sorte que ses actes soient éthiques a posteriori plutôt que d’avoir l’assurance qu’ils le soient a priori, de se tromper. La question est de savoir dans quelle mesure on est autorisé à faire ce genre de paris sur l’avenir. Chacun d’entre nous est le seul à être affecté par les conséquences morales de chacun de nos choix (ou de nos absences de choix : ne pas choisir, c’est toujours choisir de ne pas choisir) : la faute ou le mérite retombent sur nous seuls. Mais ce sont les autres qui seront affectés par les conséquences matérielles de nos choix. Si nous avions une méthode infaillible pour prédire de manière exacte toutes les conséquences de nos choix sur le très long terme, il serait tentant d’opter pour une éthique conséquentialiste : il semblerait bien égoïste de préférer se donner bonne conscience, plutôt que de de faire des choses réellement bénéfiques aux autres sur le long terme.

Parce que Óðinn a la connaissance de très nombreuses choses, en particulier de nombreuses choses concernant l’avenir (par des moyens magiques), il choisit une éthique conséquentialiste. Mais pour nous, humains, l’éthique déontologique présente l’avantage d’offrir certains garde-fous : ses principes s’appliquant dans toutes les situations nous permettent de ne pas essayer de prédire l’avenir en permanence, ce qui est hors de notre portée. Les personnes les plus sages et les plus savantes, ainsi que les personnes ayant de fortes responsabilités (dans l’idéal, ce sont les mêmes personnes, bien que ce ne soit pas toujours le cas !), auraient par contre des raisons valables d’outrepasser parfois l’éthique déontologique, qui permet à une communauté de se structurer autour de règles simples. Tout comme Óðinn qui est le chef des dieux, les meneurs sont parfois amenés à des dilemmes moraux où la bonne conscience peut ne pas être toujours le bon choix, où leur rôle implique, déontologiquement, de ne pas suivre les règles communes, mais de se « condamner à l’immoralité par nécessité d’être puissant ». Ils restent toutefois responsables de leurs actes, comme Óðinn qui fut, d’après la Gesta Danorum, banni pendant dix ans par les dieux pour des actes infâmes.

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(Re)trouver le sens des rites païens – battle de philo, Varron VS Cicéron !

Un récent article en anglais, « Pensées philosophiques » (sur l’excellent blog « Of Axe and Plough », axé sur le polythéisme anglo-saxon et romain, mais aussi sur des réflexions philosophiques et humaines plus générales à propos du renouveau païen) a attiré mon attention. Ce qui suit n’est pas une traduction à proprement parler, mais plutôt un résumé commenté.

J’avais déjà écrit ici un article tentant de donner une vision panoramique des différentes approches possibles concernant les rites ancestraux dans les traditions religieuses païennes, du traditionalisme strict au « progressisme rituel », sous le titre de « Faut-il (vraiment) changer les rites ?« . Ces différentes approches se rapportaient à la manière dont on pratique les rites, mais ne nous disait rien de la manière dont ils peuvent être conceptualisés et vécus, c’est-à-dire de l’expérience intérieure des pratiquants et de la manière dont ces expériences sont intégrées dans un système de pensée.

Contrairement aux apparences, donc, on peut adopter un traditionalisme rituel très strict tout en étant ouvert à une évolution du sens des pratiques ancestrales qu’on reproduit fidèlement. Un exemple en est par exemple celui de brahmanes hindous traditionalistes qui accomplissent de manière presque inchangée des rites remontant à l’époque védique, donc vieux d’au moins 3000 ans, mais dont l’enseignement philosophique concernant la nature des dieux, le devenir de l’âme humaine après la mort, … est nettement plus récent et plus proche des courants intellectuels dominants de l’hindouïsme contemporain.

Si la question du sens des rites est un sujet particulièrement important (et parfois houleux) au sein des mouvements de renouveau païen européen, ce n’est pas un débat récent, ni réservé aux traditions religieuses dont la transmission a été interrompue par des conversions forcées. Dès le Ier siècle avant (!) l’ère chrétienne, des intellectuels romains se sont préoccupés de l’hésitation (voire de l’indifférence) qui régnait autour de l’origine et de la signification d’un certain nombre de rites religieux très anciens, censés pour certains avoir plus de 600 ans. Leur pratique avait continué, mais les raisons et le contexte de leur mise en place étaient devenus particulièrement flous, avec parfois des opinions tellement divergentes qu’il était clair que certaines d’entre elles étaient de pures devinettes, basées parfois sur des arguments aussi solides que des… jeux de mots.

Des mots en latin, juste parce qu’il faut une image pour que les gens cliquent, désolé (source : image libre de droits du iStock)

Varron (Marcus Terentius Varro, de -116 à -27 de l’ère chrétienne) était un romain de noble famille, qui fit carrière comme homme politique et comme écrivain. Il consacra toute une série de livres, les Antiquitates rerum humanarum et divinarum (« Lois et rites antiques »), à décrire les rites anciens et compiler les différentes théories à leur sujet. Bien qu’influencé par les idées philosophiques des philosophes stoïciens (originaires de Grèce), comme une bonne partie des nobles romains de son époque, Varron attachait beaucoup d’importance à essayer de retrouver, par une méthode qui s’approchait de celles des historiens modernes, le contexte d’établissement des rites, pour en trouver le sens originel.

Cicéron (Marcus Tullius Cicero, de -106 à -43 de l’ère chrétienne), son contemporain, venait des mêmes milieux et a suivi une carrière similaire. Il a laissé de nombreux ouvrages, mais deux en particulier traitent de rites et de théologie : son « Traité sur la divination » (De divinatione) et son « Traité sur la nature des Dieux » (De natura deorum). Dans ce dernier, il fait dialoguer des personnes représentant les différentes écoles philosophiques à la mode dans la haute société romaine de son temps : l’épicurisme (auquel Cicéron est opposé), le stoïcisme (pour lequel il a quelques sympathies, en particulier en matière d’éthique), et l’académisme sceptique (courant duquel il est le plus proche : c’était une évolution de la pensée de Platon qui intégrait beaucoup d’influences de l’école sceptique fondée par Pyrrhon ; l’idée générale était que rien n’est certain, mais qu’il est possible d’avoir des degrés de probabilité plus ou moins grandes sur la véracité d’une affirmation).

Pour Cicéron, la signification véritable des rites n’est pas à chercher dans une reconstruction de ce que les anciens pensaient à ce sujet, mais dans l’usage de la raison, au sein d’une vision du monde venue de l’étranger (ici, la Grèce, récemment conquise par les légions romaines). Il considère que cette recherche du sens profond des rites sacrés n’est pas dirigée vers le passé, mais vers l’avenir, qu’il s’agit d’un savoir à découvrir plutôt qu’à redécouvrir. De même, cette quête n’est pour lui plus limitée à la seule tradition nationale, celle des ancêtres dont on a hérité des rites, mais il estime qu’on peut faire appel à idées extérieures, pour peu qu’elles soient réellement d’une sagesse supérieure et pas seulement attrayantes pour leur côté exotique.

De son point de vue, si les dieux ont inspiré ces rites aux ancêtres des Romains, c’était pour une bonne raison, indispensable à la marche du monde : les Romains ont pour devoir sacré d’accomplir les rites romains, comme les Grecs ont pour devoir sacré d’accomplir les rites grecs. Simplement, le don divin de la raison, dont l’usage peut se perfectionner de génération en génération, est ce qui peut nous permettre, au fil des siècles, de réussir à avoir une meilleure compréhension du sens véritable de ces rites, un sens pleinement connu des dieux mais imparfaitement connu par les premiers humains à qui ils les ont inspirés.

La différence entre ces deux approches, celle de Varron et celle de Cicéron, est importante et saute aux yeux. Elle pourrait, de loin, ressembler aux débats existant actuellement au sein des mouvements de renouveaux païens européens, entre d’un côté les reconstructionnistes qui basent leur démarche sur une étude rigoureuse et méthodique des sources (archéologiques, textuelles, folkloriques, etc) et se concentrent généralement sur une seule tradition ; et de l’autre côté ceux qui font passer la rigueur historique au second plan, et procèdent volontiers de manière éclectique, en piochant ce qui les intéresse dans diverses traditions. Cependant, Varron et Cicéron sont tous les deux conservateurs en matière rituelle. Aucun des deux ne propose de modifier les cérémonies officielles du culte public, ni dans les modalités des sacrifices, ni dans les prières prononcées. Leur divergence porte uniquement sur le sens de ces actes rituels, c’est-à-dire sur le pourquoi et pas sur le comment, sur l’expérience intérieure mais pas sur la liturgie (qui fait, elle, consensus).

Si la démarche « antiquaire » de Varron, d’une manière surprenant pour un païen du Ier siècle avant l’ère chrétienne, est très similaire à ce qu’on trouve chez beaucoup de reconstructionnistes contemporains (encore que les opinions y soient plus variées qu’on pourrait le croire au premier abord), celle de Cicéron ouvre des horizons qui me semblent avoir été peu explorés. Il serait peut-être envisageable, tout en essayant de respecter au plus près ce qu’on peut reconstituer des anciennes cérémonies, de mobiliser des écoles philosophiques modernes et/ou étrangères (je pense en particulier à la très riche philosophie indienne, qui est apparentée et compatible avec nos religions européennes, mais on peut envisager de voir plus loin, par exemple dans les écoles chinoises du taoïsme et du confucianisme), pour ne pas seulement retrouver le sens antique des rites, mais pour trouver enfin leur sens véritable (ou en tout cas essayer de s’en approcher, en toute humilité). A tout le moins, l’idée vaut la peine d’être étudiée, et n’a rien d’une lubie moderne, pas plus que Cicéron n’était un hippie new-ageux.

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Stoïcisme et religion germano-scandinave (par Byron Pendason)

Byron Pendason est un pratiquant de la version anglo-saxonne de la religion germano-scandinave, actif au sein de la communauté Fyrnsidu. Son blog personnel comporte de nombreuses réflexions intéressantes, tant sur la théorie que sur la pratique. Ce qui suit est une traduction d’un de ses articles, traitant des liens possibles entre la religion germano-scandinave et l’école stoïcienne de la philosophie grecque païenne. J’ai essayé de limiter mes notes [entres crochets], et ai ajouté à la suite de l’article un commentaire qui est la traduction de ma réponse sur le serveur Discord de la communauté Fyrnsidu, où j’interviens parfois à titre d’invité.


Salutations ! J’ai récemment commencé à étudier le stoïcisme ; mais, comme dit dans l’article précédent sur mon blog, le stoïcisme n’est pas une philosophie germanique. Il provient du monde hellénique, et a ensuite été adopté par les Romains. Dans cet article, je voudrais parler des relations qui peuvent exister entre le stoïcisme et la religion germano-scandinave. Quelle sont les ressemblances, les différences, et dans quelle mesure les deux sont-ils compatibles ?


Avant tout, je voudrais rappeler une nouvelle fois que le stoïcisme n’est PAS une philosophie germano-scandinave. Je suis dans une démarche dans laquelle je l’adopte comme philosophie personnelle, mais je ne suis pas en train d’en faire la promotion auprès des autres pratiquants de la religion germano-scandinave. Je ne fais que partager mes impressions à ce sujet, c’est-à-dire faire mon boulot de blogueur. Si le sujet ne vous intéresse pas, vous pouvez évidemment passer à autre chose.


La question principale est donc : est-ce que le stoïcisme est compatible avec une vision du monde germano-scandinave pré-chrétienne ? Il y a clairement des ressemblances entre les valeurs éthiques de ces deux cultures, comme l’a souligné Sveinbjorn Johnson dans son article Old Norse and Ancient Greek Ideals [on peut aussi mentionner Hesiod and Hávamál: Transitions and the Transmission of Wisdom (2014) de Lilah Grace Canevaro]. Les deux visions du monde insistaient sur l’importance d’être heureux, et considéraient que le bonheur ne pouvait être atteint que par une vie vertueuse. La sagesse de Oðinn dans le Havamal correspond en de nombreux points à l’enseignement pratique des anciens philosophes stoïciens. J’ai pu discuter avec plusieurs pratiquants contemporains de la religion germano-scandinave qui utilisent le stoïcisme comme code éthique personnel, et j’ai même rejoint leurs rangs dans la mesure où j’en vois clairement l’intérêt. Dans le monde méditerranéen antique, le stoïcisme fut pendant une période la plus populaire des écoles philosophiques. Le profil des élèves était assez divers, de l’esclave Epictète à l’empereur romain Marc Aurèle. C’était un système complet, qui ne se limitait pas à l’éthique, mais incluait aussi deux autres piliers, la logique et la « physique » (l’étude de la Nature et des Dieux, ce que nous nommerions aujourd’hui plutôt une cosmologie).


Le mouvement nommé « Stoïcisme Moderne » semble éviter de mettre l’accent sur la logique stoïcienne, et essaye généralement de laisser de côté la cosmologie stoïcienne antique, dans la mesure où elle est considérée comme dépassée. Au contraire, il me semble que très peu de choses dans la cosmologie stoïcienne antique serait en contradiction avec la vision du monde germano-scandinave pré-chrétienne, et qu’il n’y a rien qui ne pourrait pas être légèrement adapté pour être conforme à la fois aux principes fondamentaux du stoïcisme et de la religion germano-scandinave pré-chrétienne. Cela peut sembler exagéré, mais ne l’est à mon avis pas du tout.


Le principal obstacle que je vois est celui du concept de theos [généralement rendu par « Dieu » par les traducteurs français], c’est-à-dire d’une conception panthéiste du divin, où une conscience divine unique et éternelle est attribuée à l’Univers. La plupart des stoïciens croyaient également en l’existence de dieux semblables à ceux auxquels croyaient leurs concitoyens, mais ces dieux stoïciens étaient des êtres créés et impermanents, plus puissants et durables que les humains mais d’une puissance et d’une durée de vie limitée. Seul le theos, la conscience divine unique et éternelle de l’Univers, était permanent : tous les autres dieux devaient, un jour, être ré-absorbés dans le theos, comme le reste de l’Univers.


Bien qu’il soit possible d’adopter cette théologie au sein de la religion germano-scandinave contemporaine, ce n’est pas probablement une théologie qui va convaincre beaucoup de ses pratiquants. Personnellement, je ne crois pas en un dieu omniscient et omnipotent. Cependant, à y regarder de plus près, il me semble que le point fondamental dans cette doctrine stoïcienne du theos est tout autre : le « détail » qu’on ne peut pas modifier sans affecter le reste de la pensée stoïcienne, c’est que le monde a été ordonné de manière providentielle par une force supérieure à la nôtre. Si nous mettons, à la place d’une conscience unique, l’assemblée sacrée des dieux (le Thing divin), qui travaille collectivement dans un but commun, alors il me semble que cela ne porte aucunement atteinte à la cohérence de la philosophie stoïcienne, et ne contredit aucunement ce que nous savons de la vision du monde germano-scandinave pré-chrétienne.


Il est possible de mettre en avant le fait que la théologie stoïcienne s’est développée à partir de la religion grecque, et donc que les pratiquants de la religion germano-scandinave devraient laisser de côté cette théologie stoïcienne pour ne prendre en compte que la logique et l’éthique. Il y a de bons arguments en faveur d’une distinction entre philosophie et religion : la philosophie traite principalement de nos propres actions, de la manière dont nous nous conduisons nous-mêmes et dont nous traitons les autres ; la religion, au contraire, traite principalement de notre relation avec les dieux et les autres entités non-humaines. Les philosophes gréco-romains pré-chrétiens voyaient les deux comme indissociables (et le christianisme a continué à faire de même après la christianisation de l’empire romain), mais il n’y a pas de raison que ce soit une obligation. Un pratiquant de la religion germano-scandinave [parce qu’il s’agit d’une religion non-dogmatique], est parfaitement libre d’adopter la philosophie stoïcienne tout en pratiquant sa religion. Cette approche est également celle de nombreux stoïciens contemporains, et elle est donc tout aussi valide pour les pratiquants de la religion germano-scandinave. Ceci étant dit, je suis frappé par la révérence que les stoïciens antiques avaient pour le divin, et je propose donc une troisième voie, un chemin qui permettrait de conserver l’essentiel de la cosmologie stoïcienne tout en conservant une approche polythéiste, qui est la plus courante dans la religion germano-scandinave, tant à l’époque pré-chrétienne que contemporaine.


Finalement, à quoi ressemble le stoïcisme si sa théologie est altérée de cette manière ? Il enseigne que le but de la vie est le bonheur, l’eudaimônia (le terme a une signification un peu plus vaste dans le cadre de la philosophie gréco-romaine, mais les développements nécessaires feront l’objet d’un autre article). Les stoïciens définissent cela comme un état où on est libre de toute souffrance de l’esprit, et enseignent qu’on peut l’obtenir en vivant une vie vertueuse. Une grande part du chemin vers l’eudaimônia s’accomplit en pratiquant la vertu de la prudence, qui consiste à distinguer ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous. Le stoïcisme enseigne que nous devons diriger notre énergie et nos pensées vers ce qui dépend de nous, et ne pas nous inquiéter de ce qui ne dépend pas de nous. Aux côtés de la prudence, les autres vertus stoïciennes sont la justice, le courage, et la modération. Ce sont ces vertus qui, d’après les stoïciens (et la plupart des autres écoles philosophiques gréco-romaines), devraient guider notre vie.


Je ne vois donc pas en quoi le stoïcisme ne pourrait pas être adoptée comme philosophie personnelle par un pratiquant de la religion germano-scandinave. Je pense même que les deux se complètent assez bien. N’hésitez pas à laisser vos impressions en commentaire !


Soyez bénis !

Références :

Johnson, Sveinbjorn. “Old Norse and Ancient Greek Ideals.” Ethics 49, no. 1 (1938): 18–36. http://www.jstor.org/stable/2988773

The Sunday Stoic. “196: The Ways of the North. The Hávamál with Dr. Ben Waggoner”. Youtube. Sept 13, 2020. https://youtu.be/EIefLqoGqfI

Il existe, au sein du stoïcisme contemporain, un mouvement nommé « stoïcisme traditionnel », qui cherche à inverser la tendance du Stoïcisme Moderne à dissocier l’éthique stoïcienne du reste des enseignements stoïciens. J’ai été fasciné par mes explorations dans ce domaine, et me trouve en accord avec eux sur de nombreux points. A ceux qui seraient intéressés, je ne peux recommander assez vivement la visite de leur site de référence : https://traditionalstoicism.com/, particulièrement pour écouter les 15 premiers épisodes du podcast Stoicism on Fire, et pour lire l’article Providence or Atoms- a very brief defense of the Stoic worldview (2015).

[Note : sur un sujet déjà partiellement traité ici, celui de la doctrine stoïcienne des cercles de Hiéroclès, je conseille aussi la lecture de Insularity and the Other, On Being a Heathen “Citizen of the World” sur le très bon blog « Of Axe and Plough », également consacré à la version anglo-saxonne de la religion germano-scandinave, mais avec de nombreux articles relevant de considérations philosophiques et pratiques plus générales qui concernent toutes les religions ethniques européennes]

Ma réponse : Merci pour cet article qui résume assez bien ma position sur le sujet. Il me semble cependant que nous avons, dans la vision du monde germano-scandinave traditionnelle, quelque chose qui est déjà extrêmement proche du concept stoïcien de theos : quelque chose d’éternel et d’omnipotent, plus durable et puissant que les dieux eux-mêmes, quelque chose qui soit profondément intriqué avec la totalité de l’Univers… Cette chose, c’est le destin lui-même, l’örlög scandinave et les concepts apparentés chez les Germains continentaux. La question qui reste en suspens, ce serait éventuellement de savoir dans quelle mesure ce concept peut être considéré comme assez bénévolent pour être considéré comme relevant de la Providence stoïcienne. il me semble cependant que c’est un ajustement encore plus léger que d’assigner le rôle du theos stoïcien à l’assemblée sacrée des dieux.

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Un rite païen romain pour l’anniversaire d’un ami

« Prière au génie d’un ami le jour de son anniversaire :

‘Ne prononcez pas de mauvaises paroles aujourd’hui, hommes et femmes de bien, alors que nous honorons notre ami le jour de son anniversaire. Brûlez de l’encens, brûlez des herbes odoriférantes provenant des pays du bout du monde, même celles envoyées d’Arabie. Son genius personnel vient recevoir ses honneurs, une couronne sacrée pour couronner sa douce chevelure. Ce parfum pur a été distillé pour ses tempes et, rassasié de vin et de gâteaux de miel, il donne son assentiment. Et à toi, [nom de la personne qui fête son anniversaire], que tout ce que tu souhaites soit accordé.' »

(Tibellus, II.ii.1-9)

Extrait de Wikipédia sur le concept de genius :

Le genius personnel est la personnalité qui s’est constituée à la naissance de chacun, une sorte de double de celle-ci présentant ses caractères et ses goût. Similaire au concept catholique de l’ange gardien, il est également un être séparé de cette personne et qui la protège. Chaque homme avait le sien. Chacun, le jour anniversaire de sa naissance, sacrifiait à son génie. On lui offrait du vin, des fleurs, de l’encens.
Sous l’Empire, le culte du génie de l’empereur fut une composante du culte impérial.

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« Le Secret des Secrets » (Livre IX, chap. 1)

« Ce que je vous donne est meilleur qu’une montagne d’or. Je vous donne cette source pour sauver l’humanité entière. Je vous donne le secret de la vie, puis le secret de la mort, car la mort n’est que la résolution de son secret. Ce que vous cherchiez, ce que vous cherchez, vous le possédez déjà. C’est vous-même. Le secret de la mort est le secret de la vie, car la vie est la mort de ce que vous croyez sur la mort, et la mort est la vie mortelle que vous croyez vivante. Le secret du secret, c’est la silencieuse conviction qu’il existe un secret qui n’est ni la vie ni la mort, ni la mort de la vie, ni la vie de la mort. Le secret du secret, c’est de trouver un secret qui n’existe pas. Dans le Jardin du Silence, du Secret et de la Mémoire, les quêteurs sont comme des morts-vivants dans un cimetière. Je voudrais les ramener avec moi dans un lieu que je connais, mais ils resteraient comme ils sont et le lieu varierait. Je voudrais les ramener dans un lieu dont ils ne connaissent rien, mais ils en connaîtraient déjà tout. Je voudrais tant leur faire comprendre ce Jardin de la Mémoire ! Mais, avant le jardin, il y a la Mémoire, la mémoire dans laquelle repose la semence de l’immortalité !

Comprend qu’il faut répondre correctement aux sept questions qui sont :
– Qui suis-je ?

– Qu’est-ce que je fais ici ?

– Où suis-je ?

– D’où viens-je ?

– Où vais-je ?

– Qu’est-ce que je veux faire ?

– Que dois-je faire ?

Frappe la terre, les étangs t’offriront leur réponse. Tu verras ce que tu n’as pas vu, tu seras là où tu n’as jamais été. Qu’attends-tu, quand ne rien attendre est déjà là ? Que cherches-tu, quand tu es la source même de ta quête ? Qui cherche un chemin pour fuir la mort, n’a pas entendu les leçons de la chouette. Tu dois partir de toi. Que respectes-tu, à quoi donnes-tu ta valeur ? Ce que tu respectes joue son rôle dans ta vie, ce à quoi tu donnes ta valeur ne peut que te tuer. Tu te tues, tu meurs, tu es mort, tu reviens à la vie, tu reviens à moi – mourir, c’est se rappeler que la mort est la vie. En te rappelant que la mort est la vie, tu apprends à aimer, car le désir de connaître au plus haut point ce que tu ne vois pas ou ne vois plus fait lever tout entier ce que tu es. L’image que tu as de toi-même est ainsi gravée que vivre est mourir et mourir est vivre.

Je n’ai rien raconté, parce que la réponse serait entendue par ceux qui n’écoutent pas. L’enseignement du chemin commence ici, et tout le long de la randonnée, jusqu’au sommet. Tout est à mi-chemin, tout est dans la traversée, en profondeur – sur le sentier qui est fait de ce qui n’est pas fait, qui est fait de ce qui n’a ni longueur, ni largeur, qui n’a besoin de rien, qui est son propre sommet, qui est le nœud engendré par lui-même.

Les mots d’aujourd’hui s’arrêtent ici, suivra le silence. Le silence seul est d’importance : le lieu-même de toutes les initiations. Les nourritures terrestres sont au-dessous de Celui qui est, et celui qui Est se tient au-dessous du Silence. Sur lui, les mots grésillent, les phrases se consument et s’arrêtent avant d’avoir… [le feuillet suivant est entièrement brûlé] »

– Le Secret des Secrets (Livre IX, chap. 1)

Note : cet article a été entièrement généré par une intelligence artificielle à partir d’une entrée de ce blog intitulée « L’ornithologie comme voie spirituelle ». Il ne provient pas du manuscrit ésotérique médiéval dont les diverses versions portent le titre « Le Secret des Secrets ».

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Friedrich Hölderlin, poète pré-néo-païen

Lorsque j’étais enfant

« Lorsque j’étais un enfant,
Un dieu souvent m’a sauvé
Des cris et des sollicitations des humains.
Je jouais, alors, sain et sauf,
Avec les fleurs du bois,
Et les brises du ciel
Jouaient avec moi.


Et, de même que tu mets
Le cœur des plantes en joie,
Quand elles tendent vers toi
Leurs bras délicats,
Tu as mis mon cœur en joie,
Ô Soleil, mon père ! Et tu étais
Mon calendrier préféré,
Ô Lune bénie.


Ô vous tous, Dieux
Amicaux et fidèles !
Si vous pouviez savoir
Comme mon âme vous a aimés !


Certes, je ne vous appelais pas
En ce temps-là par des noms, et vous non plus
Vous ne me nommiez pas comme les hommes se nomment
(Comme s’ils se connaissaient !).


Mais je vous connaissais mieux pourtant
Que j’ai jamais connu les hommes,
Je comprenais le silence de l’éther :
Je n’ai jamais compris la parole des hommes.


L’harmonie fut ma mère
Dans les bois qui fredonnent,
Et c’est parmi les fleurs
Que j’appris à aimer.


C’est dans les bras des dieux que j’ai grandi. »

(Bien que Friedrich Hölderlin (1770-1843) ait vécu avant que les mythes scandinaves ne soient connus du grand public, et avant qu’il ne soit attesté que les mythes scandinaves et les mythes germaniques étaient similaires, son oeuvre poétique est marquée par des références aux mythes grecs (il appelle par leurs noms gréco-romains le Soleil, la Lune, et le calendrier luni-solaire des anciens païens européens). Il va même plus loin, en affirmant un lien intime avec des puissances divines, qu’il voit dans la Nature – la Nature extérieure comme la nature humaine. Comme d’autres poètes romantiques allemands, son oeuvre a directement inspiré la naissance des premiers mouvements néopaïens européens, et a donc contribué à la renaissance actuelle des religions ethniques européennes.)

Da ich ein Knabe war

Da ich ein Knabe war,
rettet’ ein Gott mich oft
vom Geschrei und der Rufe der Menschen,
da spielt’ ich sicher und gut
mit den Blumen des Hains,
und die Lüftchen des Himmels
spielten mit mir.

Und wie du das Herz
der Planzen erfreust,
wenn sie entgegen dir
die zarten Arme strecken,
so hast du mein Herz erfreut,
Vater Helios!
und, wie Endymion,
war ich dein Liebling,
heilige Luna!

O all ihr Treuen
freundlichen Götter!
Daß ihr wüßtet,
wie euch meine Seele geliebt!

Zwar damals rief ich noch nicht
Euch mit Nahmen, auch ihr
Nanntet mich nie, wie die Menschen sich nennen
Als kennten sie sich.

Doch kannt’ ich euch besser,
Als ich je die Menschen gekannt
Ich verstand die Stille des Aethers
Der Menschen Worte verstand ich nie.

Mich erzog der Wohllaut
des säuselnden Hains,
und lieben lernt’ ich
unter den Blumen.

Im Arme der Götter wuchs ich groß.

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Trois nouveaux hymnes à Hêstia, de style homérique

Histiè, qui protèges la demeure sacrée de l’Archer Apollon, dans la divine Pythô, l’huile liquide coule toujours de tes tresses. Viens dans cette demeure, ayant un esprit propice, avec le prévoyant Zeus, et accorde la grâce à mon chant ! Histiè, qui, dans les hautes demeures de tous les Dieux immortels et des hommes qui marchent sur la terre, as reçu en partage un siège éternel, honneur antique ! Tu as cette belle récompense et cet honneur, car, à la vérité, il n’y aurait point sans toi de festins chez les mortels. C’est par Histiè que chacun commence et finit, en faisant des libations de vin mielleux. Histiè, déesse, sois propice à mon désir ! Je te chante et j’élève vers toi, comme un encensoir, un chant à ta gloire.

Ô Histiè, digne d’hommages, tu possèdes un beau palais, reçu en présent de Zeus, toi qui régis, dans les hautes demeures, les plaisirs et les festins ! Quand tous les dieux sont réunis, tu as le premier rang parmi eux, car tous t’estiment et te louent. Mais les hommes également te chérissent et te vénèrent, car tes dons sont les plus précieux : sans eux, nul banquet et nul sacrifice ne peuvent se tenir. Ainsi, tu es présente dans la demeure de chaque homme, peu importe qu’elle soit grande ou petite, et tu es toujours invoquée, toi, la déesse de chaque foyer de Grèce. Chacun, avant même de sacrifier à Zeus qui est le roi des Dieux, souhaite boire et manger en ton honneur, rassasié de bon vin. Ainsi, ô reine, c’est à toi qu’appartient la gloire la plus grande et la plus belle, puisque, parmi les dieux comme parmi les hommes, tu es toujours la bienvenue. Chantons donc maintenant en ton honneur, ô déesse, avec un chant digne de toi !

Histiè, déesse des hôtes, au sein du festin tu es la souveraine, celle que tous les dieux honorés, ainsi que les hommes, invoquent toujours. C’est toi qui présides aux banquets, car nul boit ni ne mange sans t’avoir invoquée. En effet, avec les autres dieux, tu apportes la joie aux hommes, et tu as, ô déesse, reçu un siège éternel au milieu des festins des dieux immortels, dans la demeure du Roi Zeus. C’est là que, assise à côté de l’Olympien, sur un siège d’or, tu prends du bon vin dans un gobelet brillant. Et quand, du haut de l’Olympe, tu regardes la terre, tu es ravie de voir les hommes, qui, sur tout le pourtour de la mer, honorent les dieux avec de beaux sacrifices. C’est à toi qu’ils offrent des boissons et des viandes, et tu te réjouis de voir tout cela. Ainsi, ô déesse, c’est à toi qu’il revient de présider aux banquets et aux libations, car c’est toi qui donnes la joie aux dieux et aux hommes !

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Existe-t-il une philosophie politique dans la tradition néo-platonicienne ? (par Daria Dugina)

Note : par ce court article a été écrit par Darya Platonova Dugina, dont le mémoire d’Histoire de la philosophie (soutenu à l’université de Moscou après un stage à l’université Montaigne de Bordeaux) était consacré au néoplatonisme tardif, courant philosophique qui a été le plus influent dans les milieux païens de la fin de l’empire romain. Il est publié ici pour les pistes qu’il offre en matière de réflexion philosophique païenne contemporaine, bien plus que pour l’actualité récente impliquant le décès de son autrice.

Source: https://www.ideeazione.com/esiste-una-filosofia-politica-nella-tradizione-neoplatonica (traduit de l’italien par Robert Steuckers)

« Car l’État est l’homme en grand format et l’homme est l’État en petit format ».

F. Nietzsche

Friedrich Nietzsche, dans ses conférences sur la philosophie grecque, a qualifié Platon de révolutionnaire radical. Platon, dans l’interprétation de Nietzsche, est celui qui dépasse la notion grecque classique du citoyen idéal: le philosophe de Platon se place au-dessus de la religiosité, contemplant directement l’idée du Bien, contrairement aux deux autres catégories (guerriers et artisans).

Cela fait plutôt écho au modèle de théologie platonique du néo-platonicien Proclus, où les dieux occupent la position la plus basse dans la hiérarchie du monde. Rappelons que dans la systématisation de Festugière, la hiérarchie des mondes de Proclus comprend plusieurs niveaux d’émanations successives depuis le Bien, et que les dieux en contact avec nous font partie des niveaux les moins élevées dans la hiérarchie des Idées.

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Plotin place les formes idéales au-dessus des dieux. Les dieux ne sont que des contemplateurs de formes absolument idéales.

« Amené sur son rivage par la vague de l’esprit, s’élevant vers le monde spirituel sur la crête de la vague, on commence immédiatement à voir, sans comprendre comment ; mais la vue, s’approchant de la lumière, ne permet pas de discerner dans la lumière un objet qui n’est pas lumière. Non, alors seule la lumière elle-même est visible. L’objet accessible à la vue et la lumière qui permet de le voir n’existent pas séparément, tout comme l’esprit et l’objet-pensée n’existent pas séparément. Mais il y a la lumière pure elle-même, dont découlent ensuite ces opposés ».

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Le Dieu-Démiurge du Timée crée le monde selon les modèles du monde des idées, occupe une position intermédiaire entre le monde sensible et le monde intelligible – tout comme le philosophe, qui établit la justice dans l’État. Il s’agit d’un concept plutôt révolutionnaire pour la société grecque antique. Elle place une autre essence au-dessus des dieux, une pensée supra-religieuse et philosophique.

La République, dialogue de Platon, construit une philosophie psychologique et politique non classique. Les types d’âme sont comparés aux types de structure étatique, dont découlent différentes conceptions du bonheur. L’objectif de chaque personne, dirigeant et subordonné, est de construire un état juste et cohérent avec la hiérarchie ontologique du monde. C’est ce concept d’interprétation de la politique et de l’âme en tant que manifestation de l’axe ontologique que Proclus développe dans son commentaire des dialogues de Platon.

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S’il est facile de parler de la philosophie politique de Platon, il est beaucoup plus difficile de parler de la philosophie politique de la tradition néo-platonicienne. Le néo-platonisme était généralement perçu comme une métaphysique visant à la déification de l’homme (« l’assimilation à une divinité »), considérée séparément de la sphère politique. Toutefois, cette vision de la philosophie néo-platonicienne est incomplète. Le processus d' »assimilation à la divinité » de Proclus, qui découle de la fonction métaphysique du philosophe chez Platon, implique également l’inclusion du politique. La déification se produit également à travers la sphère politique. Dans le livre VII du dialogue intitulé République, dans le mythe de la caverne, Platon décrit un philosophe qui s’échappe du monde des lances et s’élève dans le monde des idées, pour ensuite retourner à nouveau dans la caverne. Ainsi, le processus de « ressemblance avec une divinité » va dans les deux sens : le philosophe tourne son regard vers les idées, dépasse le monde de l’illusion et s’élève au niveau de la contemplation des idées et, donc, de l’idée du Bien. Toutefois, ce processus ne s’achève pas avec la contemplation de l’idée du Bien comme étape finale – le philosophe retourne à la caverne.

Quelle est cette descente du philosophe, qui a atteint le niveau de la contemplation des idées, dans le monde mensonger des ombres, des copies, du devenir ? N’est-ce pas un sacrifice du philosophe-réalisateur pour le peuple, pour son peuple ? Cette descente a-t-elle une apologie ontologique ?

Georgia Murutsu, spécialiste de l’État chez Platon, suggère que la descente a un double sens (un appel à la lecture du platonisme par Schleiermacher) :

1) l’interprétation exotérique explique la descente dans la grotte par le fait que c’est la loi qui oblige le philosophe, qui a touché le Bien par le pouvoir de la contemplation, à rendre la justice dans l’État, à éclairer les citoyens (le philosophe se sacrifie pour le peuple) ;

2) Le sens exotérique de la descente du philosophe dans le monde inférieur (dans le domaine du devenir) correspond à celui du démiurge, reflétant l’émanation de l’esprit du monde.

Cette dernière interprétation est très répandue dans la tradition néo-platonicienne. Le rôle du philosophe est de traduire ce qu’il contemple de manière éidétique dans la vie sociale, les structures de l’État, les règles de la vie sociale, les normes de l’éducation (paideia). Dans le Timée, la création du monde est expliquée par le fait que le Bien (transsubstantiant « sa bonté ») partage son contenu avec le monde. De même, le philosophe qui contemple l’idée du Bien, en tant que ce Bien lui-même, répand la bonté sur le monde et, dans cet acte d’émanation, crée l’ordre et la justice dans l’âme et dans l’État.

« L’ascension et la contemplation des choses supérieures est l’ascension de l’âme dans le domaine de l’intelligible. Si vous admettez cela, vous comprendrez ma chère pensée – si vous aspirez bientôt à la connaître – et Dieu sait qu’elle est vraie. Voici ce que je vois : dans ce qui est perceptible, l’idée de bien est la limite et est à peine perceptible, mais dès qu’elle y est perceptible, il s’ensuit qu’elle est la cause de tout ce qui est juste et beau. Dans le domaine du visible, elle donne naissance à la lumière et à sa règle, mais dans le domaine du concevable, elle est elle-même la règle dont dépendent la vérité et la raison, et c’est vers elle que doivent se tourner ceux qui veulent agir consciemment dans la vie privée et publique ».

Il convient de noter que le retour, la descente dans la grotte, n’est pas un processus unique, mais un processus qui se répète constamment (royaume). C’est l’émanation infinie du Bien dans l’autre, de l’un dans le multiple. Et cette manifestation du Bien est définie par la création de lois, l’éducation des citoyens. C’est pourquoi, dans le mythe de la grotte, il est très important de mettre l’accent sur le moment où le souverain descend au fond de la grotte – la « cathode ». La vision des ombres après la contemplation de l’idée du Bien sera différente de leur perception par les prisonniers, qui sont restés toute leur vie dans l’horizon inférieur de la caverne (au niveau de l’ignorance).

L’idée que c’est la déification et la mission kénotique particulière du philosophe dans l’État de Platon, dans son interprétation néo-platonicienne, qui constitue le paradigme de la philosophie politique de Proclus et d’autres néo-platoniciens ultérieurs, a été exprimée pour la première fois par Dominic O’Meara. Il reconnaît l’existence d’un « point de vue conventionnel » dans la littérature critique sur le platonisme, selon lequel « les néo-platoniciens n’ont pas de philosophie politique », mais exprime sa conviction que cette position est erronée. Au lieu d’opposer l’idéal de la théosis, la théurgie et la philosophie politique, comme le font souvent les universitaires, il suggère que la « théosis » doit être interprétée politiquement.

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La clé de la philosophie implicite de la politique de Proclus est donc la « descente du philosophe », κάθοδος, sa descente, qui répète, d’une part, le geste démiurgique et, d’autre part, est le processus d’émanation de l’Élément, πρόοδος. Le philosophe descendant des hauteurs de la contemplation est la source des réformes juridiques, religieuses, historiques et politiques. Et ce qui lui donne une légitimité dans le domaine du Politique, c’est précisément la  » ressemblance avec la divinité « , la contemplation, le « lever » et le « retour » (ὲπιστροφή) qu’il effectue dans la phase précédente. Le philosophe, dont l’âme est devenue divine, reçoit la source de l’idéal politique de sa propre source et est obligé de porter cette connaissance et sa lumière au reste de l’humanité.

Le philosophe-roi chez les néo-platoniciens n’est pas spécifique au sexe. Une femme philosophe peut également se trouver dans cette position. O’Meara considère les figures hellénistiques tardives d’Hypatie, d’Asclepigenia, de Sosipatra, de Marcellus ou d’Edesia comme des prototypes de ces souverains philosophes loués par les néo-platoniciens. Sosipatra, porteuse du charisme théurgique, en tant que chef de l’école de Pergame, apparaît comme une telle reine. Son enseignement est un prototype de l’ascension de ses disciples sur l’échelle des vertus vers l’Unique.

Hypatie d’Alexandrie, reine de l’astronomie, présente une image similaire dans son école d’Alexandrie. Hypatie est également connue pour avoir donné aux dirigeants de la ville des conseils sur la meilleure façon de gouverner. Cette condescendance dans la caverne des gens du haut de la contemplation est ce qui lui a coûté sa mort tragique. Mais Platon lui-même – voyant l’exemple de l’exécution de Socrate – prévoyait clairement la possibilité d’une telle issue pour un philosophe qui était descendu dans le Politique. Il est intéressant de noter que les platoniciens chrétiens y ont vu un prototype de l’exécution tragique du Christ lui-même.

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Platon s’est préparé une descente similaire, en se lançant dans la création d’un État idéal pour le souverain de Syracuse, Dionysius, et en étant traîtreusement vendu comme esclave par le tyran adultère. L’image néo-platonicienne de la reine-philosophe, fondée sur l’égalité des femmes supposée dans la République de Platon, est une particularité dans l’idée générale du lien entre la théurgie et le domaine du Politique. Il est important pour nous que l’image de Platon de la montée/descente du philosophe de la caverne et de son retour à la caverne ait une interprétation étroitement parallèle dans le domaine du Politique et du Théurgique. Ce point est au cœur de la philosophie politique de Platon et ne pouvait être manqué et développé par les néo-platoniciens. Une autre question est que Proclus, se trouvant dans les conditions de la société chrétienne, n’a pas pu développer pleinement et ouvertement ce thème, ou alors ses traités purement politiques ne nous sont pas parvenus. L’exemple d’Hypatie montre que la mise en garde de Proclus n’était pas superflue. Cependant, en étant conscient que l’ascension/descension était initialement interprétée à la fois métaphysiquement, épistémologiquement et politiquement, nous pouvons considérer tout ce que Proclus a dit sur la théurgie dans une perspective politique. La déification de l’âme du contemplatif et du théurge fait de lui un véritable homme politique. La société peut l’accepter ou non. Ici, le destin de Socrate, les problèmes de Platon avec le tyran Dionysius, et la mort tragique du Christ, sur la croix duquel était écrit « INRI – Jésus le Nazaréen, roi des Juifs ». Il est le Roi qui est descendu du ciel et qui est monté au ciel pour les hommes. Dans le contexte du néo-platonisme païen de Proclus, cette idée d’un pouvoir politique véritablement légitime aurait dû être présente et construite sur exactement le même principe : seul celui qui est « descendu » a le droit de gouverner. Mais pour descendre, il faut d’abord monter. Par conséquent, la théurgie et le fait de « ressembler à une divinité », bien que n’étant pas des procédures politiques en soi, contiennent implicitement la politique et, de plus, la politique ne devient platoniquement légitime qu’à travers elles.

La « ressemblance avec une divinité » et la théurgie des néo-platoniciens contiennent en elles une dimension politique, qui s’incarne au maximum au moment de la « descente » du philosophe dans la caverne.

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