Archives mensuelles : janvier 2023

Týr et Óðinn, deux visions de l’éthique : la fin justifie t-elle les moyens ?

Le but de cet article n’est pas de proposer une vue d’ensemble des deux divinités germano-scandinaves que sont Týr (plus anciennement *Tīwaz, « le Divin ») et Óðinn (*Wōdanaz, « l’Inspiré »), mais de voir en quoi ils forment une paire marquée par leurs différences, qu’ils s’agisse d’oppositions ou de complémentarités. En particulier, l’idée est de voir en quoi on peut considérer qu’ils incarnent deux conceptions éthiques opposées, qu’on nomme en philosophie occidentale moderne l’éthique déontologique et l’éthique conséquentialiste.

L’éthique déontologique est basée sur des principes : « certaines choses sont toujours bonnes en elles-mêmes ou toujours mauvaises en elles-mêmes ». Il y aurait des règles immuables définissant a priori les actes moralement obligatoires, les actes moralement positifs, les actes moralement neutres, les actes moralement négatifs, et les actes moralement interdits.

L’éthique conséquentialiste est basée sur des valeurs : « la fin justifie les moyens ». On peut évaluer les conséquences sur le long terme de chaque acte, dans ce qu’il a de bénéfique ou de néfaste selon des critères pré-établis, et faire la somme de ces conséquences pour mesurer a posteriori à quel point l’acte était globalement bon, globalement neutre, ou globalement mauvais.

En quoi est-ce que cette opposition pourrait être incarnée par Týr et Óðinn ? Tout d’abord, l’idée selon laquelle ils formeraient une paire d’oppositions complémentaire a été théorisée par Georges Dumézil, dans « Mitra-Varuna, essai sur deux représentations indo-européennes de la souveraineté ». Il s’est basé sur l’étude de mythologies apparentées à la mythologie germano-scandinave, en particulier 1) l’Histoire mythifiée de la fondation de la cité de Rome (toute la période avant le passage à la République romaine semble moins traiter de faits historiques que d’une ré-écriture de mythes plus anciens) et 2) la mythologie indienne très ancienne de l’époque védique, il y a 3000 à 3500 ans. Dans les deux cas, il y a la présence d’une paire de personnages aux pouvoirs surhumains (des héros dans l’Histoire de Rome, des dieux dans les Védas), qui oeuvrent ensemble pour permettre à leur communauté de continuer à exister. On notera aussi l’existence d’autres parallèles en Irlande et en Grèce, mais ils sont moins explicites et seront donc laissés dans le cadre de cet article.

A Rome, le duo est principalement incarné par Horatius Cocles et Mucius Scaevola. Le premier est surnommé « le Borgne », comme Óðinn, et défend la cité de Rome en terrifiant ses ennemis par son regard (chose dont Óðinn est aussi coutumier). Le second met en fuite les ennemis de Rome lorsque, attrapé pendant sa tentative d’assassiner le général ennemi, il jure que trois cent jeunes Romains sont prêts comme lui à sacrifier leur vie pour l’éliminer, et met sa main droite dans le feu pour prouver la détermination sacrificielle de la jeunesse romaine (tout comme Týr sacrifie sa main droite dans un serment, dans la mettant dans la gueule du loup Fenrir, c’est-à-dire d’un ennemi qui menace de dévorer les Dieux). Chez les Romains, donc, c’est surtout la complémentarité entre l’aspect effrayant du Borgne, et le serment du Manchot, qui est mise en avant.

En Inde, le duo entre le dieu Mitra et le dieu Varuna est explicité par de nombreuses formules les invoquant côte à côte. Mitra est le dieu de la société humaine et des rites qui renforcent les liens sociaux, dont le serment (comme Týr). C’est un dieu proche des humains, présenté sous un jour rassurant, lumineux, et positif. Il est le garant des normes sociales, mais agit peu de manière directe. Varuna, lui, est un dieu lointain, obscur, mystérieux. Il maîtrise les secrets des rituels et de la magie, y compris destructrice (comme Óðinn), et chevauche un monstre aquatique. Comme Óðinn, il est aussi associé aux noeuds, en particulier au noeud coulant de la corde qui étrangle les pendus. Si Mitra est le juriste qui connaît les lois, les fait connaître, incite à les respecter, et montre l’exemple ; Varuna est le juge terrible et l’exécuteur sans pitié.

Si la complémentarité (ou l’opposition) entre Týr et Óðinn est moins évidente au premier abord, on notera au premier lieu qu’ils sont tous deux volontairement mutilés, et que leurs mutilations sont celles du duo romain. Týr sacrifie sa main lors d’un serment pour démontrer sa bonne foi, Óðinn sacrifie un oeil pour boire à la source de la Mémoire (Mímisbrunnr) et donc découvrir des secrets cachés. Týr est le seul dieu auquel le loup Fenrir fait confiance pour mettre sa main droite dans sa bouche, et Týr accepte de sacrifier sa main (après quoi il ne joue plus aucun rôle dans les mythes, jusqu’au final du Ragnarök pendant lequel il mourra). Óðinn, lui, est plusieurs fois accusé d’être injuste en faisant parfois périr au combat les meilleurs guerriers, et donc en donnant la victoire aux moins bons. Sa réponse est qu’il a besoin que les meilleurs guerriers meurent au combat pour les enrôler dans son armée des einherjar, ceux qui s’entraînent jusqu’au jour du Ragnarök dans sa « halle des tués » (Valhöll) pour combattre en loup Fenrir, enchaîné seulement provisoirement par le sacrifice de Týr.

Týr a accepté de sacrifier ses capacités d’action pour agir dans le respect des principes (il a mis sa main droite en gage en acceptant de la perdre si Fenrir était enchaîné, mais Fenrir devait être enchaîné, donc il l’a perdue). Pendant ce temps, Óðinn, lui, agit beaucoup et un peu partout, souvent d’une manière qui semble à premièrement vue moralement condamnable. Les exemples sont… nombreux : il cause la mort des ouvriers agricoles de Suttungr, il séduit et abandonne Gunnlöð malgré un serment qu’il lui a fait, il fait périr au combat les meilleurs guerriers, il viole Rinðr pour avoir un fils qui vengera Balðr, etc. Mais il fait tout cela en vue des conséquences sur le long terme, pour éviter un mal pire encore le jour du Ragnarök. Les actes de Óðinn ont pour objectif de devenir moralement positifs après coup, en faisant le calcul des conséquences par rapport à certaines valeurs. Avec pour risque de se tromper sur les conséquences prévues.

Týr a les mains propres, parce qu’il n’a plus de main (droite, celle qui tient l’épée). Privé de ses capacités d’action, il n’est plus vraiment confronté à des dilemmes moraux significatifs. Óðinn, lui, a sacrifié de sa personne pour acquérir des connaissances secrètes et les pouvoirs magiques qui vont avec ; et il les cumule avec le pouvoir politique en tant que chef des dieux. Or, de grands pouvoirs impliquent de grandes responsabilités. Le panel d’actes à sa disposition, et les conséquences potentielles de ses actions comme de ses inactions, sont énormes. Pour essayer de garantir qu’un nouveau cycle cosmique succède à celui du Ragnarök, que l’espèce humaine et l’ordre divin puissent survivre et se développer à nouveau, si possible d’une manière encore plus harmonieuse que dans notre cycle actuel (débuté par la mise à mort et le dépeçage du géant Ymir par Óðinn et ses frères !), Óðinn doit littéralement faire tout ce qu’il peut pour planifier les actes qui éviteront, sur le très long terme, le plus de maux. Même si ces actes impliquent, sur le coup, de ne pas respecter certains principes, et d’avoir des conséquences immédiates qui sont terriblement négatives. Et le truc, c’est que « faire tout ce qu’il peut, y compris du sale », c’est faire beaucoup de choses, y compris très sales.

A mon sens, Óðinn fait le sacrifice suprême, plus grand que celui de son oeil et plus grand que celui de Týr. Au lieu de se condamner à l’impuissance par désir d’être moral, il se condamne à l’immoralité par nécessité d’être puissant. Il prend le risque, en essayant de faire en sorte que ses actes soient éthiques a posteriori plutôt que d’avoir l’assurance qu’ils le soient a priori, de se tromper. La question est de savoir dans quelle mesure on est autorisé à faire ce genre de paris sur l’avenir. Chacun d’entre nous est le seul à être affecté par les conséquences morales de chacun de nos choix (ou de nos absences de choix : ne pas choisir, c’est toujours choisir de ne pas choisir) : la faute ou le mérite retombent sur nous seuls. Mais ce sont les autres qui seront affectés par les conséquences matérielles de nos choix. Si nous avions une méthode infaillible pour prédire de manière exacte toutes les conséquences de nos choix sur le très long terme, il serait tentant d’opter pour une éthique conséquentialiste : il semblerait bien égoïste de préférer se donner bonne conscience, plutôt que de de faire des choses réellement bénéfiques aux autres sur le long terme.

Parce que Óðinn a la connaissance de très nombreuses choses, en particulier de nombreuses choses concernant l’avenir (par des moyens magiques), il choisit une éthique conséquentialiste. Mais pour nous, humains, l’éthique déontologique présente l’avantage d’offrir certains garde-fous : ses principes s’appliquant dans toutes les situations nous permettent de ne pas essayer de prédire l’avenir en permanence, ce qui est hors de notre portée. Les personnes les plus sages et les plus savantes, ainsi que les personnes ayant de fortes responsabilités (dans l’idéal, ce sont les mêmes personnes, bien que ce ne soit pas toujours le cas !), auraient par contre des raisons valables d’outrepasser parfois l’éthique déontologique, qui permet à une communauté de se structurer autour de règles simples. Tout comme Óðinn qui est le chef des dieux, les meneurs sont parfois amenés à des dilemmes moraux où la bonne conscience peut ne pas être toujours le bon choix, où leur rôle implique, déontologiquement, de ne pas suivre les règles communes, mais de se « condamner à l’immoralité par nécessité d’être puissant ». Ils restent toutefois responsables de leurs actes, comme Óðinn qui fut, d’après la Gesta Danorum, banni pendant dix ans par les dieux pour des actes infâmes.

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(Re)trouver le sens des rites païens – battle de philo, Varron VS Cicéron !

Un récent article en anglais, « Pensées philosophiques » (sur l’excellent blog « Of Axe and Plough », axé sur le polythéisme anglo-saxon et romain, mais aussi sur des réflexions philosophiques et humaines plus générales à propos du renouveau païen) a attiré mon attention. Ce qui suit n’est pas une traduction à proprement parler, mais plutôt un résumé commenté.

J’avais déjà écrit ici un article tentant de donner une vision panoramique des différentes approches possibles concernant les rites ancestraux dans les traditions religieuses païennes, du traditionalisme strict au « progressisme rituel », sous le titre de « Faut-il (vraiment) changer les rites ?« . Ces différentes approches se rapportaient à la manière dont on pratique les rites, mais ne nous disait rien de la manière dont ils peuvent être conceptualisés et vécus, c’est-à-dire de l’expérience intérieure des pratiquants et de la manière dont ces expériences sont intégrées dans un système de pensée.

Contrairement aux apparences, donc, on peut adopter un traditionalisme rituel très strict tout en étant ouvert à une évolution du sens des pratiques ancestrales qu’on reproduit fidèlement. Un exemple en est par exemple celui de brahmanes hindous traditionalistes qui accomplissent de manière presque inchangée des rites remontant à l’époque védique, donc vieux d’au moins 3000 ans, mais dont l’enseignement philosophique concernant la nature des dieux, le devenir de l’âme humaine après la mort, … est nettement plus récent et plus proche des courants intellectuels dominants de l’hindouïsme contemporain.

Si la question du sens des rites est un sujet particulièrement important (et parfois houleux) au sein des mouvements de renouveau païen européen, ce n’est pas un débat récent, ni réservé aux traditions religieuses dont la transmission a été interrompue par des conversions forcées. Dès le Ier siècle avant (!) l’ère chrétienne, des intellectuels romains se sont préoccupés de l’hésitation (voire de l’indifférence) qui régnait autour de l’origine et de la signification d’un certain nombre de rites religieux très anciens, censés pour certains avoir plus de 600 ans. Leur pratique avait continué, mais les raisons et le contexte de leur mise en place étaient devenus particulièrement flous, avec parfois des opinions tellement divergentes qu’il était clair que certaines d’entre elles étaient de pures devinettes, basées parfois sur des arguments aussi solides que des… jeux de mots.

Des mots en latin, juste parce qu’il faut une image pour que les gens cliquent, désolé (source : image libre de droits du iStock)

Varron (Marcus Terentius Varro, de -116 à -27 de l’ère chrétienne) était un romain de noble famille, qui fit carrière comme homme politique et comme écrivain. Il consacra toute une série de livres, les Antiquitates rerum humanarum et divinarum (« Lois et rites antiques »), à décrire les rites anciens et compiler les différentes théories à leur sujet. Bien qu’influencé par les idées philosophiques des philosophes stoïciens (originaires de Grèce), comme une bonne partie des nobles romains de son époque, Varron attachait beaucoup d’importance à essayer de retrouver, par une méthode qui s’approchait de celles des historiens modernes, le contexte d’établissement des rites, pour en trouver le sens originel.

Cicéron (Marcus Tullius Cicero, de -106 à -43 de l’ère chrétienne), son contemporain, venait des mêmes milieux et a suivi une carrière similaire. Il a laissé de nombreux ouvrages, mais deux en particulier traitent de rites et de théologie : son « Traité sur la divination » (De divinatione) et son « Traité sur la nature des Dieux » (De natura deorum). Dans ce dernier, il fait dialoguer des personnes représentant les différentes écoles philosophiques à la mode dans la haute société romaine de son temps : l’épicurisme (auquel Cicéron est opposé), le stoïcisme (pour lequel il a quelques sympathies, en particulier en matière d’éthique), et l’académisme sceptique (courant duquel il est le plus proche : c’était une évolution de la pensée de Platon qui intégrait beaucoup d’influences de l’école sceptique fondée par Pyrrhon ; l’idée générale était que rien n’est certain, mais qu’il est possible d’avoir des degrés de probabilité plus ou moins grandes sur la véracité d’une affirmation).

Pour Cicéron, la signification véritable des rites n’est pas à chercher dans une reconstruction de ce que les anciens pensaient à ce sujet, mais dans l’usage de la raison, au sein d’une vision du monde venue de l’étranger (ici, la Grèce, récemment conquise par les légions romaines). Il considère que cette recherche du sens profond des rites sacrés n’est pas dirigée vers le passé, mais vers l’avenir, qu’il s’agit d’un savoir à découvrir plutôt qu’à redécouvrir. De même, cette quête n’est pour lui plus limitée à la seule tradition nationale, celle des ancêtres dont on a hérité des rites, mais il estime qu’on peut faire appel à idées extérieures, pour peu qu’elles soient réellement d’une sagesse supérieure et pas seulement attrayantes pour leur côté exotique.

De son point de vue, si les dieux ont inspiré ces rites aux ancêtres des Romains, c’était pour une bonne raison, indispensable à la marche du monde : les Romains ont pour devoir sacré d’accomplir les rites romains, comme les Grecs ont pour devoir sacré d’accomplir les rites grecs. Simplement, le don divin de la raison, dont l’usage peut se perfectionner de génération en génération, est ce qui peut nous permettre, au fil des siècles, de réussir à avoir une meilleure compréhension du sens véritable de ces rites, un sens pleinement connu des dieux mais imparfaitement connu par les premiers humains à qui ils les ont inspirés.

La différence entre ces deux approches, celle de Varron et celle de Cicéron, est importante et saute aux yeux. Elle pourrait, de loin, ressembler aux débats existant actuellement au sein des mouvements de renouveaux païens européens, entre d’un côté les reconstructionnistes qui basent leur démarche sur une étude rigoureuse et méthodique des sources (archéologiques, textuelles, folkloriques, etc) et se concentrent généralement sur une seule tradition ; et de l’autre côté ceux qui font passer la rigueur historique au second plan, et procèdent volontiers de manière éclectique, en piochant ce qui les intéresse dans diverses traditions. Cependant, Varron et Cicéron sont tous les deux conservateurs en matière rituelle. Aucun des deux ne propose de modifier les cérémonies officielles du culte public, ni dans les modalités des sacrifices, ni dans les prières prononcées. Leur divergence porte uniquement sur le sens de ces actes rituels, c’est-à-dire sur le pourquoi et pas sur le comment, sur l’expérience intérieure mais pas sur la liturgie (qui fait, elle, consensus).

Si la démarche « antiquaire » de Varron, d’une manière surprenant pour un païen du Ier siècle avant l’ère chrétienne, est très similaire à ce qu’on trouve chez beaucoup de reconstructionnistes contemporains (encore que les opinions y soient plus variées qu’on pourrait le croire au premier abord), celle de Cicéron ouvre des horizons qui me semblent avoir été peu explorés. Il serait peut-être envisageable, tout en essayant de respecter au plus près ce qu’on peut reconstituer des anciennes cérémonies, de mobiliser des écoles philosophiques modernes et/ou étrangères (je pense en particulier à la très riche philosophie indienne, qui est apparentée et compatible avec nos religions européennes, mais on peut envisager de voir plus loin, par exemple dans les écoles chinoises du taoïsme et du confucianisme), pour ne pas seulement retrouver le sens antique des rites, mais pour trouver enfin leur sens véritable (ou en tout cas essayer de s’en approcher, en toute humilité). A tout le moins, l’idée vaut la peine d’être étudiée, et n’a rien d’une lubie moderne, pas plus que Cicéron n’était un hippie new-ageux.

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Stoïcisme et religion germano-scandinave (par Byron Pendason)

Byron Pendason est un pratiquant de la version anglo-saxonne de la religion germano-scandinave, actif au sein de la communauté Fyrnsidu. Son blog personnel comporte de nombreuses réflexions intéressantes, tant sur la théorie que sur la pratique. Ce qui suit est une traduction d’un de ses articles, traitant des liens possibles entre la religion germano-scandinave et l’école stoïcienne de la philosophie grecque païenne. J’ai essayé de limiter mes notes [entres crochets], et ai ajouté à la suite de l’article un commentaire qui est la traduction de ma réponse sur le serveur Discord de la communauté Fyrnsidu, où j’interviens parfois à titre d’invité.


Salutations ! J’ai récemment commencé à étudier le stoïcisme ; mais, comme dit dans l’article précédent sur mon blog, le stoïcisme n’est pas une philosophie germanique. Il provient du monde hellénique, et a ensuite été adopté par les Romains. Dans cet article, je voudrais parler des relations qui peuvent exister entre le stoïcisme et la religion germano-scandinave. Quelle sont les ressemblances, les différences, et dans quelle mesure les deux sont-ils compatibles ?


Avant tout, je voudrais rappeler une nouvelle fois que le stoïcisme n’est PAS une philosophie germano-scandinave. Je suis dans une démarche dans laquelle je l’adopte comme philosophie personnelle, mais je ne suis pas en train d’en faire la promotion auprès des autres pratiquants de la religion germano-scandinave. Je ne fais que partager mes impressions à ce sujet, c’est-à-dire faire mon boulot de blogueur. Si le sujet ne vous intéresse pas, vous pouvez évidemment passer à autre chose.


La question principale est donc : est-ce que le stoïcisme est compatible avec une vision du monde germano-scandinave pré-chrétienne ? Il y a clairement des ressemblances entre les valeurs éthiques de ces deux cultures, comme l’a souligné Sveinbjorn Johnson dans son article Old Norse and Ancient Greek Ideals [on peut aussi mentionner Hesiod and Hávamál: Transitions and the Transmission of Wisdom (2014) de Lilah Grace Canevaro]. Les deux visions du monde insistaient sur l’importance d’être heureux, et considéraient que le bonheur ne pouvait être atteint que par une vie vertueuse. La sagesse de Oðinn dans le Havamal correspond en de nombreux points à l’enseignement pratique des anciens philosophes stoïciens. J’ai pu discuter avec plusieurs pratiquants contemporains de la religion germano-scandinave qui utilisent le stoïcisme comme code éthique personnel, et j’ai même rejoint leurs rangs dans la mesure où j’en vois clairement l’intérêt. Dans le monde méditerranéen antique, le stoïcisme fut pendant une période la plus populaire des écoles philosophiques. Le profil des élèves était assez divers, de l’esclave Epictète à l’empereur romain Marc Aurèle. C’était un système complet, qui ne se limitait pas à l’éthique, mais incluait aussi deux autres piliers, la logique et la « physique » (l’étude de la Nature et des Dieux, ce que nous nommerions aujourd’hui plutôt une cosmologie).


Le mouvement nommé « Stoïcisme Moderne » semble éviter de mettre l’accent sur la logique stoïcienne, et essaye généralement de laisser de côté la cosmologie stoïcienne antique, dans la mesure où elle est considérée comme dépassée. Au contraire, il me semble que très peu de choses dans la cosmologie stoïcienne antique serait en contradiction avec la vision du monde germano-scandinave pré-chrétienne, et qu’il n’y a rien qui ne pourrait pas être légèrement adapté pour être conforme à la fois aux principes fondamentaux du stoïcisme et de la religion germano-scandinave pré-chrétienne. Cela peut sembler exagéré, mais ne l’est à mon avis pas du tout.


Le principal obstacle que je vois est celui du concept de theos [généralement rendu par « Dieu » par les traducteurs français], c’est-à-dire d’une conception panthéiste du divin, où une conscience divine unique et éternelle est attribuée à l’Univers. La plupart des stoïciens croyaient également en l’existence de dieux semblables à ceux auxquels croyaient leurs concitoyens, mais ces dieux stoïciens étaient des êtres créés et impermanents, plus puissants et durables que les humains mais d’une puissance et d’une durée de vie limitée. Seul le theos, la conscience divine unique et éternelle de l’Univers, était permanent : tous les autres dieux devaient, un jour, être ré-absorbés dans le theos, comme le reste de l’Univers.


Bien qu’il soit possible d’adopter cette théologie au sein de la religion germano-scandinave contemporaine, ce n’est pas probablement une théologie qui va convaincre beaucoup de ses pratiquants. Personnellement, je ne crois pas en un dieu omniscient et omnipotent. Cependant, à y regarder de plus près, il me semble que le point fondamental dans cette doctrine stoïcienne du theos est tout autre : le « détail » qu’on ne peut pas modifier sans affecter le reste de la pensée stoïcienne, c’est que le monde a été ordonné de manière providentielle par une force supérieure à la nôtre. Si nous mettons, à la place d’une conscience unique, l’assemblée sacrée des dieux (le Thing divin), qui travaille collectivement dans un but commun, alors il me semble que cela ne porte aucunement atteinte à la cohérence de la philosophie stoïcienne, et ne contredit aucunement ce que nous savons de la vision du monde germano-scandinave pré-chrétienne.


Il est possible de mettre en avant le fait que la théologie stoïcienne s’est développée à partir de la religion grecque, et donc que les pratiquants de la religion germano-scandinave devraient laisser de côté cette théologie stoïcienne pour ne prendre en compte que la logique et l’éthique. Il y a de bons arguments en faveur d’une distinction entre philosophie et religion : la philosophie traite principalement de nos propres actions, de la manière dont nous nous conduisons nous-mêmes et dont nous traitons les autres ; la religion, au contraire, traite principalement de notre relation avec les dieux et les autres entités non-humaines. Les philosophes gréco-romains pré-chrétiens voyaient les deux comme indissociables (et le christianisme a continué à faire de même après la christianisation de l’empire romain), mais il n’y a pas de raison que ce soit une obligation. Un pratiquant de la religion germano-scandinave [parce qu’il s’agit d’une religion non-dogmatique], est parfaitement libre d’adopter la philosophie stoïcienne tout en pratiquant sa religion. Cette approche est également celle de nombreux stoïciens contemporains, et elle est donc tout aussi valide pour les pratiquants de la religion germano-scandinave. Ceci étant dit, je suis frappé par la révérence que les stoïciens antiques avaient pour le divin, et je propose donc une troisième voie, un chemin qui permettrait de conserver l’essentiel de la cosmologie stoïcienne tout en conservant une approche polythéiste, qui est la plus courante dans la religion germano-scandinave, tant à l’époque pré-chrétienne que contemporaine.


Finalement, à quoi ressemble le stoïcisme si sa théologie est altérée de cette manière ? Il enseigne que le but de la vie est le bonheur, l’eudaimônia (le terme a une signification un peu plus vaste dans le cadre de la philosophie gréco-romaine, mais les développements nécessaires feront l’objet d’un autre article). Les stoïciens définissent cela comme un état où on est libre de toute souffrance de l’esprit, et enseignent qu’on peut l’obtenir en vivant une vie vertueuse. Une grande part du chemin vers l’eudaimônia s’accomplit en pratiquant la vertu de la prudence, qui consiste à distinguer ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous. Le stoïcisme enseigne que nous devons diriger notre énergie et nos pensées vers ce qui dépend de nous, et ne pas nous inquiéter de ce qui ne dépend pas de nous. Aux côtés de la prudence, les autres vertus stoïciennes sont la justice, le courage, et la modération. Ce sont ces vertus qui, d’après les stoïciens (et la plupart des autres écoles philosophiques gréco-romaines), devraient guider notre vie.


Je ne vois donc pas en quoi le stoïcisme ne pourrait pas être adoptée comme philosophie personnelle par un pratiquant de la religion germano-scandinave. Je pense même que les deux se complètent assez bien. N’hésitez pas à laisser vos impressions en commentaire !


Soyez bénis !

Références :

Johnson, Sveinbjorn. “Old Norse and Ancient Greek Ideals.” Ethics 49, no. 1 (1938): 18–36. http://www.jstor.org/stable/2988773

The Sunday Stoic. “196: The Ways of the North. The Hávamál with Dr. Ben Waggoner”. Youtube. Sept 13, 2020. https://youtu.be/EIefLqoGqfI

Il existe, au sein du stoïcisme contemporain, un mouvement nommé « stoïcisme traditionnel », qui cherche à inverser la tendance du Stoïcisme Moderne à dissocier l’éthique stoïcienne du reste des enseignements stoïciens. J’ai été fasciné par mes explorations dans ce domaine, et me trouve en accord avec eux sur de nombreux points. A ceux qui seraient intéressés, je ne peux recommander assez vivement la visite de leur site de référence : https://traditionalstoicism.com/, particulièrement pour écouter les 15 premiers épisodes du podcast Stoicism on Fire, et pour lire l’article Providence or Atoms- a very brief defense of the Stoic worldview (2015).

[Note : sur un sujet déjà partiellement traité ici, celui de la doctrine stoïcienne des cercles de Hiéroclès, je conseille aussi la lecture de Insularity and the Other, On Being a Heathen “Citizen of the World” sur le très bon blog « Of Axe and Plough », également consacré à la version anglo-saxonne de la religion germano-scandinave, mais avec de nombreux articles relevant de considérations philosophiques et pratiques plus générales qui concernent toutes les religions ethniques européennes]

Ma réponse : Merci pour cet article qui résume assez bien ma position sur le sujet. Il me semble cependant que nous avons, dans la vision du monde germano-scandinave traditionnelle, quelque chose qui est déjà extrêmement proche du concept stoïcien de theos : quelque chose d’éternel et d’omnipotent, plus durable et puissant que les dieux eux-mêmes, quelque chose qui soit profondément intriqué avec la totalité de l’Univers… Cette chose, c’est le destin lui-même, l’örlög scandinave et les concepts apparentés chez les Germains continentaux. La question qui reste en suspens, ce serait éventuellement de savoir dans quelle mesure ce concept peut être considéré comme assez bénévolent pour être considéré comme relevant de la Providence stoïcienne. il me semble cependant que c’est un ajustement encore plus léger que d’assigner le rôle du theos stoïcien à l’assemblée sacrée des dieux.

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