Une prière aux ancêtres pour la nouvelle lune

« Le mois a parcouru le cercle entier des jours depuis la dernière fois que j’ai honoré les ancêtres sur cet autel. Voici venir à nouveau ce jour que les grands dieux ont voulu pour nous à jamais funèbre et vénérable ! Nous ne nous lasserons pas de célébrer ce jour par des offrandes, et d’orner les autels chers aux morts.

Nous voilà devant l’autel où sont invoqués nos ancêtres : honorons donc largement leur mémoire, demandons-leur [demande du mois], et qu’ils nous aident à renouveler chaque mois ces offrandes sur l’autel consacré à leur mémoire.

Je vous fais présent de cette libation, et, si [demande du mois], je [voeu promis en cas d’accomplissement de la prière du mois]. Salut à vous, ancêtres ! Salut à vos cendres et vos ossements ! Salut à vous, ombres gardiennes de nos foyers ! Quelle que soit notre destinée, protégez-nous ! »

(adapté de Virgile, Énéide, V, 45-71 & 80-83, où Énée fête l’anniversaire des funérailles de son père Anchise et lui demande des vents favorables pour reprendre sa navigation)

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La hantise du monde moderne

Toussaint : et si nous rendions hommage aux morts anonymes ?

Une fois de plus, c’est en-dehors de nos embryons avortés de communautés qu’il faut chercher des réflexions intéressantes en ces temps où le calendrier grégorien a fixé Samain. La blogosphère « païenne » francophone est morte, vive la blogosphère « païenne » francophone, etc

Pas d’humeur à ajouter grand-chose à l’article, si ce n’est que dans une civilisation normale (au sens guénonien du terme) on aurait des prêtres publics pour accomplir les rites adaptés afin que les fantômes des morts anonymes ne viennent pas hanter la Cité. De là à y voir, au moins mythiquement, la cause de certains de nos dysfonctionnements actuels, eh.

You may live to see man-made horrors beyond your comprehension.

Petit selfie pour la route :

Transi de René de Chalon par Ligier Richier, église Saint-Etienne de Bar-le-Duc, photo de MOSSOT — CC BY 3.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=15584796

Et puisque vous êtes là, prenez donc un morceau de Leconte de Lisle pour la route, puisque ce bogoss est maintenant officiellement mon poète francophone préféré.

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Le secret de la vie


Le secret de la vie est dans les tombes closes :
Ce qui n’est plus n’est tel que pour avoir été ;
Et le néant final des êtres et des choses
Est l’unique raison de leur réalité.

Ô vieille illusion, la première des causes !
Pourquoi nous éveiller de notre éternité,
Si, toi-même n’étant que leurre et vanité,
Le secret de la vie est dans les tombes closes ?

Hommes, bêtes et Dieux et monde illimité,
Tout cela jaillit, meurt de tes métamorphoses.
Dans les siècles, que tu fais naître et décomposes,
Ce qui n’est plus n’est tel que pour avoir été.

A travers tous les temps, splendides ou moroses,
L’esprit, rapide éclair, en leur vol emporté,
Conçoit fatalement sa propre inanité
Et le néant final des êtres et des choses.

Oui ! sans toi, qui n’es rien, rien n’aurait existé :
Amour, crimes, vertus, les poisons ni les roses.
Le rêve évanoui de tes oeuvres écloses
Est l’unique raison de leur réalité.

Ne reste pas inerte au seuil des portes closes,
Homme ! Sache mourir afin d’avoir été ;
Et, hors du tourbillon mystérieux des choses,
Cherche au fond de la tombe, en sa réalité,
Le secret de la vie.

Poèmes tragiques, 1884

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Deux hymnes à Nemesis

(illustration : Nemesis, par Yliade : https://www.deviantart.com/yliade ; analyse mythologique de l’oeuvre par le Arya Akasha Institute ici : A Friday for Nemesis)

Hymne à Nemesis de Mésomède de Crète

(trad. Marie-Hélène Delavaud-Roux)

Némésis ailée, équilibre de la vie
Sombre déesse, fille de la Justice
toi qui domines l’arrogance vaine des mortels
avec ton frein indomptable  
et, toi qui hais la démesure funeste des hommes,
tu repousses la noire jalousie
Sous ta roue instable, sans empreinte
tourne la fortune heureuse des mortels,
Tu marches sans laisser de traces  
Tu fais ployer le cou du fier
Avec ton coude, tu mesures toujours la vie  
Tu fronces toujours les sourcils
Tenant fermement le joug dans ta main
sois favorable, bienheureuse, juste, prépare-toi  
Némésis ailée, équilibre de la vie
Nous te chantons, Némésis, déesse immortelle
Victoire, tension, à l’aile vigoureuse
Infaillible et compagne de la Justice
toi qui, irritée par l’orgueil des mortels
les précipites dans le Tartare ! 

Hymne orphique à Nemêsis

(trad. Leconte de Lisle)

Ô Némésis, je t’invoque, Déesse, très-grande Reine,

Qui vois tout, qui regardes la vie

des mortels aux diverses pensées.

Éternelle et vénérable, te réjouissant des Justes,

tu changes selon ta volonté les résolutions des hommes,

qui redoutent tous le joug que tu fais peser sur leur cou ;

car tu connais la pensée de tous, et rien ne t’est caché

de l’âme qui méprise audacieusement tes paroles.

Tu vois tout, tu entends tout et tu disposes de tout.

Les droits des hommes sont en toi, ô très-puissant Daimôn !

Viens, ô Bienheureuse, chaste, et sois toujours favorable

à ceux qui célèbrent tes mystères,

donne-nous de bonnes inspirations

et chasse loin de nous les pensées mauvaises, injustes et orgueilleuses !

Le culte de Nemesis fait partie de la religion grecque. Elle était principalement vénérée en tant que déesse de la vengeance et de la justice distributive. Elle était considérée comme une divinité chargée de punir l’hybris, c’est-à-dire l’orgueil démesuré ou la démesure, en ramenant l’équilibre et la justice dans la vie des mortels. Elle était souvent représentée avec des attributs tels qu’une balance, une roue de la fortune ou une couronne, qui symbolisaient son rôle dans le rétablissement de l’équilibre. Des sanctuaires dédiés à Nemesis existaient dans différentes parties de la Grèce antique, notamment à Rhamnonte (un site près d’Athènes) et à Épidaure. Ces sanctuaires servaient de lieux de culte et de pèlerinage pour les personnes cherchant justice ou réparation pour des actes d’hybris.

Nemesis était parfois considérée comme la fille de Nyx (la nuit) et elle était souvent associée à la déesse de la Fortune, Tykhe (ou Tyche), en raison de son rôle dans le destin des individus.
Le culte de Nemesis était relativement populaire dans la Grèce antique, en particulier à partir du Ve siècle av. J.-C. Il était souvent invoqué dans des situations où l’on cherchait à obtenir justice ou à se venger d’une offense. Avec la propagation de la culture grecque à travers l’Empire romain, le culte de Nemesis a également été adopté par les Romains. Elle était vénérée pour sa capacité à rétablir l’équilibre moral et cosmique.

Quelle actualisation contemporaine peut-on faire de son culte ?

L’hybris pourrait être interprété comme l’excès, l’abus ou le déséquilibre dans notre relation avec la nature, l’environnement et les ressources naturelles. Les actions de l’humanité qui perturbent l’équilibre écologique et qui ont des conséquences négatives sur notre planète pourraient être perçues comme une forme d’hybris collective.

Dans cette interprétation, la nature pourrait être vue comme la « Nemesis » moderne, cherchant à restaurer l’équilibre en réagissant aux abus perpétrés par la société industrielle. Les catastrophes naturelles, le changement climatique et d’autres phénomènes pourraient être perçus comme des manifestations de cette « vengeance » de la nature.

Un culte contemporain de Nemesis pourrait être associé à la quête de justice environnementale. Les mouvements et les actions visant à remédier aux dégâts causés par l’industrialisation excessive, à réduire les émissions de gaz à effet de serre, à protéger la biodiversité, à promouvoir la durabilité et à restaurer les écosystèmes pourraient être considérés comme des tentatives de rétablir l’équilibre et de répondre à la « vengeance » de la nature.

Cette interprétation contemporaine pourrait encourager la prise de conscience individuelle et la responsabilité quant à notre impact sur la planète. Les gens pourraient être incités à réfléchir à leurs choix de vie, de consommation et à leur impact sur l’environnement. Cependant, cela devrait également les inciter à mettre les autres en face de leurs responsabilités, en particulier les plus riches et les plus influents.

Tout comme les Grecs anciens cherchaient la réconciliation avec Nemesis pour éviter sa colère, une interprétation contemporaine pourrait promouvoir la réconciliation avec la nature et la recherche de solutions pour réparer les dégâts causés. Cela pourrait inclure des efforts pour restaurer les écosystèmes endommagés, réduire les émissions de carbone, adopter des pratiques agricoles durables, etc.

En résumé, le culte de Nemesis pourrait être utilisé comme une métaphore pour réfléchir aux défis environnementaux contemporains et encourager des actions responsables et équilibrées face aux problèmes causés par la société industrielle. Il s’agit d’une manière créative d’aborder les questions environnementales et d’inspirer des changements positifs dans notre relation avec la planète.
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Le passé et l’imaginaire (entretien de Michel Pastoureau)

Entretien intégral de Connaissance des Arts avec Michel Pastoureau, morceaux choisis ci-dessous :

Q : À force d’étudier la sensibilité et les pratiques du Moyen Âge, le bestiaire, les couleurs et l’héraldique, qu’apprend-on sur l’Homme, sa sensibilité, ses pratiques ?

M. Pastoureau : D’une manière générale, quand on se penche sur des sociétés anciennes, on en apprend plus sur la société que sur l’individu, on a peu de prise sur les individus eux-mêmes puisque ce sont toujours d’autres qui parlent d’eux. On apprend que tout est culturel et que le plus grand danger pour l’historien c’est de juger le passé à l’aune du présent en matière de sensibilité, de savoir, de morale… C’est quelque chose que je n’oublie pas et je le tire de mes enquêtes dans le passé, de l’Antiquité au Moyen Âge. Leur savoir n’est pas le nôtre, leurs sensibilités et leurs morales non plus. Mais ça ne veut pas dire qu’ils se trompent ! Nous ferons nous-mêmes ricaner nos successeurs dans deux ou trois siècles, il ne peut pas en être autrement. […] Il faut garder constamment à l’esprit ce relativisme culturel dans le temps et dans l’espace… Et même en 2017 : accepter l’idée qu’il y a des sociétés, par exemple, qui ne sont pas occidentales, qui pensent et qui sentent autrement.

Q : On a beaucoup de difficultés avec cette idée.


M. Pastoureau : En ce moment oui, c’est pour ça que j’en parle : ça m’inquiète. Il y a des universités américaines où on n’étudie plus Platon parce qu’il parle des esclaves sans dénoncer l’esclavage. On voudrait qu’il soit de notre temps et pas du sien ! C’est montrer qu’on n’a rien compris à ce qu’était l’Histoire… Malheureusement, cette idée gagne du terrain, surtout sur le plan de la morale. Comme si celle d’aujourd’hui était de l’ordre de la vérité. Pour moi historien, ça me choque et m’inquiète énormément. […] On se concentre toujours, quand on étudie l’histoire des sociétés, sur ce
qui change, et pour les époques récentes c’est devenu obsessionnel : la presse ne fait que parler du changement. Or, il y a mille choses qui ne varient pas et dont on ne parle absolument jamais !

Q : La naissance de la notion d’individu au Moyen Âge a dû être passionnante à étudier. Pouvez-vous nous en dire quelques mots (même si ce doit être difficile à synthétiser…) ?
M. Pastoureau : L’évolution sociale se fait en plusieurs étapes : on passe d’abord de la famille très large, le clan disons, à une famille plus étroite, le couple, les parents, les enfants, un modèle plus vertical que nous connaissons toujours. Les arrière-cousins comptent moins qu’autrefois. Au sein de cette famille étroite, l’identité commence à jouer un rôle, et on voit naître en effet l’individu, et c’est par les signes d’identité qu’on le sent le mieux : les gens à partir des XII-XIIIe siècles ont un nom de
famille et un nom de baptême, parfois deux. Ça se précise donc, ça démontre un souci pour cerner l’individu. En matière artistique, il faut attendre encore un peu, parce que contrairement à l’idée romantique qu’on a parfois, la plupart des œuvres, y compris les plus spectaculaires, sont collectives.

Q : Encore une notion qu’on a du mal à accepter de nos jours !

M. Pastoureau : Oui. On a du mal à imaginer que dans l’atelier de Rubens, au début du XVIIe siècle, il y a trois cents personnes qui travaillent ! Le génie de Rubens, il est partagé… C’est déjà le cas avec Raphaël, au début du XVIe siècle. Aujourd’hui, on a des querelles d’érudits sur ce qui est vraiment de la main de tel ou tel. C’est très lentement, entre la fin du XIIIe et le XVIIe siècle, que dans le domaine artistique la notion d’artiste individuel, inventeur, se dégage. Pour ça, il faut que la notion de nouveauté fasse du chemin, devienne une valeur et non pas quelque chose de ridicule. Pendant des siècles, ce qui était nouveau était toujours plus laid, plus inquiétant, plus immoral, que ce qui était « comme d’habitude ». Aujourd’hui, c’est tout l’inverse : combien de fois ai-je entendu dans des jurys d’arts plastiques : « oh mais ça, on l’a déjà vu mille fois », alors qu’au XIe siècle par exemple, cela aurait été un compliment : « on l’a vu mille fois, c’est magnifique ! » Enormis Novitas, comme disent les textes, « c’est diabolique », c’est laid, c’est vulgaire en termes esthétiques. Cette idée est déjà présente chez Pline l’Ancien. On dirait de nos jours que c’est un réactionnaire : il a horreur des nouveautés, mais ce faisant, il est de son temps.

Q: Vous avez dit « l’imaginaire existe, ce n’est pas le contraire de la réalité, c’est une autre réalité ». Pouvez-vous expliquer cette notion ?
M. Pastoureau : C’est une idée à laquelle je tiens. La plupart de nos contemporains et de mes collègues ont l’idée que le réel est d’un côté et l’imaginaire de l’autre, que c’est un couple de contraires, alors que pour l’historien, et c’est la même chose pour l’ethnologue ou le sociologue, l’imaginaire existe, il n’est pas fictionnel. Nous rêvons, nous avons des superstitions, des croyances, des aspirations… Ça existe, ça fait partie de notre vie. Cette réalité est une autre réalité, d’un type particulier. Un ethnologue qui étudierait une société non-occidentale un peu lointaine commencerait sans doute par étudier le vocabulaire, les structures de parenté, la vie matérielle… Mais il n’oublierait certainement pas de se pencher sur les croyances, les peurs, les représentations… Sinon, il mutile complètement ses enquêtes. L’historien, c’est la même chose. C’est frappant de regarder de nos jours des manuels, destinés aux écoliers, aux collégiens ou aux lycéens et étudiants. Encore aujourd’hui, ce qui concerne le réel, la réalité qui a existé, c’est 95% des pages du manuel. L’imaginaire, pourtant essentiel, c’est les 5% restants, et encore… Pas absent, mais presque. Comme si c’était anecdotique, un peu fumeux… Non !

Q : On a parfois l’impression que les codes sont mélangés, voire ont parfois perdu toute leur symbolique, justement…
M. Pastoureau : C’est ce qui me frappe quand je bavarde avec de jeunes plasticiens par exemple : c’est le mélange – comment employer un terme qui ne soit pas péjoratif – entre les époques, les cultures… « Là, j’ai mis du jaune, parce que dans la Chine impériale deux mille ans avant notre ère, le jaune, c’est ceci-celà, là j’ai mis du bleu parce qu’au XVIIIe siècle en Europe, etc. Là, j’ai mis du vert, parce que dans l’Égypte pharaonique etc. » Pour un historien, évidemment, c’est affligeant ! Mais ça fait partie de notre temps… […] Sans compter un savoir qui tend à disparaître, ce qui est complexe par exemple pour enseigner l’histoire de l’art : chez les étudiants, plus personne ne connaît la mythologie gréco-romaine ou la Bible et l’histoire sainte… Comment étudier la peinture et la sculpture anciennes jusqu’au XIXe siècle sans ce bagage ?

Q : Que penser des nuanciers actuels comme Pantone, la référence de nos jours ? Ne paraît-il pas un peu absurde de vouloir créer un nuancier universel, « neutre » ?
M. Pastoureau : C’est absurde ! […] Une nuance de couleur ne sera pas perçue de la même façon selon l’éclairage, le moment de la journée, le support et, bien sûr, selon la personne qui regarde. Vouloir créer des couleurs neutres, universelles, d’abord ne peut pas fonctionner, et en plus dévalue la couleur qui doit garder une partie de son mystère… C’est consternant, de vouloir que le monde entier voie et nomme les mêmes couleurs. C’est presque confisquer la couleur, qui est bien commun, pour se l’approprier, en plus à des fins commerciales

Q : Vous avez déjà dit vous intéresser au corbeau. Est-ce le sujet d’un prochain livre ?
M. Pastoureau : Oui, le livre est en chantier ! Généralement, les documents sont plus bavards sur les animaux inquiétants et dévalorisés, sur ce qui péjoratif plutôt que sur le laudatif… Sur le corbeau, depuis l’Antiquité grecque les textes sont très bavards et les images nombreuses. C’est un animal qui m’attire. Il était honni par le christianisme mais prend sa revanche aujourd’hui : les enquêtes sur l’intelligence animale, par exemple, le placent en premier !


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Les différences entre la « magie » païenne et celle de la fantasy moderne

La fantasy moderne est un genre littéraire assez en vogue dernièrement, particulièrement chez les personnes attirées par le (néo)paganisme. Pour être honnête, il est probable que la lecture du Seigneur des Anneaux à huit ans ait joué un rôle dans ma décision d’en apprendre plus sur les religions européennes pré-chrétiennes, puis d’essayer de les pratiquer de manière contemporaine. Mais, sur de nombreux points, la fantasy moderne a très peu à voir avec sa principale source d’inspiration, l’oeuvre de Tolkien… et donc sur la principale source d’inspiration de celui-ci, à savoir les mythes et épopées de l’Europe pré-chrétienne et/ou partiellement christianisée.

Les ressemblances superficielles entre la fantasy moderne et les religions européennes païennes, et le fait que la fantasy soit bien plus accessible et plus connue aujourd’hui, fait qu’une sorte de confusion a tendance à s’installer entre les deux. Les exemples les plus évidents concernent les Dieux, les Elfes, les Nains, etc, qui sont bien différentes dans les mythes et dans les oeuvres de fantasy (ces oeuvres elles-mêmes dérivent essentiellement de la manière dont les créateurs du jeu de rôle Donjons & Dragons se sont inspirés de l’oeuvre de Tolkien, pour créer un cadre de jeu où des aventuriers tuent des monstres pour trouver des trésors).

Mais l’exemple des Nains et des Elfes, parce qu’il est le plus évident, est aussi celui qui se corrige le plus facilement. Un exemple plus difficile est probablement celui de la « magie ». Il est difficile de trouver dans les langues européennes anciennes un mot qui signifie complètement et uniquement tout ce qu’on appelle aujourd’hui « magie » et seulement ce qu’on appelle « magie »… c’est-à-dire ce qui a d’abord été interdit par l’Eglise catholique, puis considéré par les milieux scientifiques comme inexistant. Ce qui est « scientifiquement inexistant » mais n’avait pas été interdit par l’Eglise, c’est de la « religion » ; ce qui a été interdit par l’Eglise mais n’est pas « scientifiquement inexistant » c’est du « simple péché », qui a été soit légalisé et socialement valorisé par antichristianisme, soit conservé dans la liste des interdits moraux présentés comme « laïcs ».

Il suffit de réfléchir quelques secondes pour se rendre compte que ces deux critères (interdit par l’Eglise puis considéré comme scientifiquement inexistant) sont totalement extérieurs à la manière européenne païenne de voir le monde. D’ailleurs le mot français « magie » vient du latin « magia » qui signifie simplement « les trucs bizarres qui viennent (ou qui sont censés venir) des pratiques des prêtres iraniens » (un « magush », en vieux persan, est un type de prêtre). Les pratiques magiques européennes n’étaient pas considérées comme étant de la « magia », même si pour être à la mode il arrivait de prétendre que telle ou telle pratique locale venait de Perse (un peu l’équivalent des faux initiés au bouddhisme ou au chamanisme qu’on trouve de nos jours).

Pareillement, en vieux norrois il est difficile de trouver un terme complètement équivalent au sens moderne du mot « magie ». Il y en a qui désignent telle ou telle pratique qu’on considère aujourd’hui comme « magique », le plus connu étant le seiðr, mais en réalité le seiðr est un ensemble de pratiques bien spécifique, et utiliser ce mot pour désigner tout ce qui est « magique » pose problème. Entres autres parce que le seiðr est considéré comme une source de dévirilisation (ergi), alors que d’autres pratiques magiques ne le sont pas. On trouve parfois le terme générique de fjölkynngi, qui signifie « beaucoup de connaissances » : c’est le meilleur équivalent qu’on ait pour « magie », mais il concerne TOUTES les connaissances, y compris celles qu’on considère comme « scientifiques » ou « techniques », par exemple l’Histoire, la géographie, la poésie, la généalogie, la rhétorique, le droit, la botanique, la médecine, l’astronomie, etc.

Dans la fantasy moderne, il y a une distinction entre l’Homme et la Nature, mais surtout entre d’un côté l’Homme et la Nature, et de l’autre le « surnaturel » qui est ce qui est concerné par la magie. La magie est ce qui vient, parfois, « en plus » de l’Homme et de la Nature. La Nature a un fonctionnement « naturel », « normal », quand il n’est pas « modifié » par des forces ou des entités « magiques ». La météo, par exemple, obéit à des lois physiques « naturelles », sauf quand un magicien jette un sort ou un dieu répond à une prière, et brise ces lois physiques naturelles pour changer la météo.

Au contraire, pour les Européens païens, les génies locaux et les Dieux sont constamment impliqués dans la météo, à chaque instant : chaque averse ou absence d’averse est le résultat direct de l’existence et de l’activité des génies et des Dieux. La magie n’est pas un système optionnel, « en plus », dont l’existence ou la non-existence ne change rien tant qu’un humain ne l’utilise pas… pas plus que les réactions chimiques n’existent que quand un chimiste mélange des produits dans un laboratoire (de nombreuses réactions chimiques se produisent dans notre corps à chaque instant et c’est ce qui nous permet de rester en vie).

Le dragon et le loup n’appartiennent pas à deux catégories de créatures distinctes, les créatures « magiques, surnaturelles » et les créatures « normales, naturelles ». Les deux sont des animaux. Les dragons sont simplement des serpents très gros et très puissants qu’on a la chance de n’avoir jamais croisé, tout comme il y a des loups très grands et très puissants (comme Fenrir), qu’on a la chance de ne jamais avoir croisés. Et si on ne connaît personne qui en ait croisé en-dehors des mythes et des très anciennes sagas avec des héros très puissants, c’est parce qu’ils sont heureusement plus rares, mais aussi et surtout parce que ceux qui les ont croisés sans être des héros très puissants ne sont plus là pour en parler.

J’arrête ici pour le moment, et je laisse les liens de deux articles qui m’ont motivé à écrire celui-ci, puisqu’il me trottait en tête depuis longtemps. Ils sont en anglais et concernant respectivement les auteurs de fantasy et les concepteurs de jeux de rôle, mais les réflexions qu’ils font sont souvent pertinentes.

http://starsbeetlesandfools.blogspot.com/2013/07/on-writing-magic-well-part-ii-adding.html

https://www.darkshire.net/jhkim/rpg/magic/antiscience.html

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Freyja est-elle la déesse Ôstara ?

Freyja est une déesse scandinave qui est bien attestée dans de nombreux mythes. Elle y est présentée comme une déesse bien distincte de la déesse Frigg, bien que certaines théories en fassent deux aspects d’une même déesse. En fait, le seul argument pour les confondre est que Frigg est l’épouse de Óðinn alors que Freyja est la compagne d’un dieu mystérieusement nommé Óðr, et qu’il s’agit probablement du même dieu. Mais Óðinn ne manque pas d’autres compagnes pour enfanter ses nombreux enfants (Jörð, Gríðr, Rinðr), et il faudrait alors supposer qu’elles sont sont toutes des aspects de Frigg… autant dire que cela nous réduirait très considérablement le nombre de déesses dans le panthéon, ce qui n’est guère cohérent qu’avec l’hypothèse de « La Grande Déesse du Nord », défendue par Régis Boyer et Hilda Ellis Davidson. De toute façon, dans cette hypothèse-là, puisque toutes les déesses ne sont que des aspects de La Déesse (Boyer et la Wicca, même combat !), alors n’importe quelle déesse est n’importe quelle autre déesse, et la question est vite pliée.

Pour revenir à notre affaire, le problème avec Freyja est qu’elle semble n’avoir été connue qu’en Scandinavie, alors que son frère, Yngvi-Freyr, est attesté en Angleterre et en Allemagne. De plus, son nom, Freyja, signifie simplement « dame », alors que son frère a un autre nom, Yngvi, en plus de son titre de freyr (« seigneur »). Quel est alors le « vrai nom » de Freyja, et pourquoi n’y a t-il pas de traces d’elle chez les Germains continentaux ? Ces questions ont poussé plusieurs chercheurs à favoriser la théorie selon laquelle Freyja = Frigg, ou alors qu’elle aurait été soit une innovation spécifiquement scandinave, soit que son culte aurait disparu chez les Germains continentaux sans laisser de trace, ce qui semble étrange pour une déesse si importante alors que la plupart des autres divinités majeures (Odin, Thor, Balder, Tyr, Freyr, Frigg, Sól, et même Fulla) sont également attestée chez les Germains continentaux.

Il se trouve qu’il y a également une déesse germanique continentale qui n’a pas d’équivalent connu en Scandinavie : Ēastre, sous son nom en vieil-anglais, et Ôstara en vieil haut-allemand si on se base sur le nom du mois qui semble porter son nom, Ôstarmânôth (qui correspond plus ou moins au mois d’avril). Cette déesse a été suspectée d’avoir été inventée par le moine Bède le Vénérable pour expliquer le nom du mois de Ēosturmōnaþ. Cependant, il se trouve que ce nom dérive d’une manière linguistiquement parfaite, en vieil-anglais et en vieil haut-allemand, de la racine primitive *H₂éwsos qui signifie « aube, aurore ». Or, la plupart des religions indo-européennes, qui dérivent d’une origine commune remontant au début de l’âge du bronze (soit près de 4000 ans avant Bède le Vénérable), ont justement une déesse de l’aurore dont le nom dérive directement de cette racine : Aurora chez les Romains, Êôs chez les Grecs, Aušrinė en Lituanie, Ushas en Inde. Il serait bien surprenant qu’une invention (pour quelle raison ?) d’un moine du 7e siècle de l’ère chrétienne, qui ignorait tout de la linguistique indo-européenne et de ces profonds liens mythologiques, soit par hasard tombé aussi juste.

Si on regarde les mythes autour de cette déesse de l’aurore (aucun mythe concernant ĒastreÔstara ne nous est parvenu, à part éventuellement des contes collectés à la fin du 20e siècle chez des Allemands de Pennsylvanie, ce qui est extrêmement tardif), plusieurs points communs ressortent. C’est une déesse d’une grande beauté, qui a des relations amoureuses avec des dieux ou même des mortels, comme Freyja (et contrairement à Frigg). En Inde, elle est également liée à deux jumeaux guérisseurs maîtres des chevaux, les Ashvins, qui doivent se battre ou ruser pour être intégrés parmi les dieux. Les équivalents des Ashvins en Grèce sont les Dioscures, Castor et Pollux : maîtres des chevaux et guérisseurs, ils doivent négocier avec Zeus le statut de demi-dieux. Ils sont également les frères de Hélène de Sparte, plus belle femme du monde, qui tombe amoureuse de Pâris alors qu’elle est déjà mariée, et dont l’enlèvement déclenche la plus grande guerre humaine, la guerre de Troie – un thème mythique qui semble proche de celui des aventures amoureuses de la déesse de l’aurore. Avons-nous un équivalent de ces jumeaux dans le monde germano-scandinave ?

Il se trouve que Freyr et Freyja sont jumeaux, et qu’ils ont été inclus dans la société les dieux célestes, les Ases, suite à une guerre contre eux. Leur peuple, les Vanes, maîtrise tout ce qui relève de la prospérité et de l’amour (ce qui est considéré comme la 3e des 3 fonctions sociales indo-européennes), alors que les Ases maîtrisent tout ce qui se rapport à la guerre et à l’autorité (2e et 1ère fonctions). Or, la fameuse guerre de Troie est déclenchée parce que Pâris, pour avoir l’amour d’Hélène, a préféré Aphrodite, déesse de l’amour (3e fonction), par rapport à Athêna qui lui proposait la victoire au combat (2e fonction) et Hêra qui lui proposait de régner sur le monde (1ère fonction) : par conséquent, Hêra et Athêna se placent du côté des Grecs contre Aphrodite qui défend Troie, tout comme la guerre des Ases et des Vanes oppose les 2 premières fonctions à la 3e.

Tout cela est bien joli, mais Freyr et Freyja ont beau être jumeaux, ce sont des jumeaux masculins qu’il nous faut pour que la comparaison avec les Ashvins et les Dioscures fonctionne. Heureusement, Georges Dumézil, référence dans le milieu des études indo-européennes, a relevé dans ses Esquisses de Mythologie que dans certains exemples, dans le Caucase et en Iran notamment, se trouvaient des cas où on reconnaissait les caractéristiques distinctives de ces deux jumeaux mâles, mais cette fois dans un duo père-fils ou même oncle-neveu. Or, il identifie en Scandinavie un duo père-fils qui remplit bien ces critères : Freyr et Njörðr, son père (invoqués conjointement dans le serment légal islandais, « Njörðr ok Freyr », et dans la Arinbjarnarkviða, 17 : « Freyr ok Njörðr »). Ainsi, avec « Njörðr + les jumeaux Freyr & Freyja », nous avons un parfait analogue du trio indien « Ushas + les jumeaux Ashvins » et du trio grec « Êôs/Hélène + les jumeaux Dioscures, Castor et Pollux ». Freyja est ainsi liée à un duo qui doit obtenir sa place parmi les dieux suite à un conflit qui oppose la 3e fonction aux deux premières fonctions. Comme les déesses de l’aurore, elle est décrite comme très belle et sujette aux affaires amoureuses, y compris avec le mortel Óttar.

Tous ces éléments permettent de proposer une solution à l’absence de Freyja chez les Germains continentaux, comme à l’absence de déesse de l’aurore chez les Scandinaves : ĒastreÔstara (« Aurore ») et Freyja (« la Dame ») pourraient être deux évolutions séparées d’une ancienne déesse germano-scandinave de l’aube, du printemps, et de l’amour, *Frawjǭ *Austrǭ, « la Dame de l’Aurore ».

Bien que cela ne puisse pas être directement prouvé, cette solution apporterait une lumière nouvelle à certains mythes concernant Freyja. Par exemple, lorsque le Géant qui construit les murs de Asgarðr, la forteresse des dieux, exige d’avoir comme salaire « Freyja, le soleil, et la lune » : si Freyja est une ancienne déesse de l’aube, il réclame alors « l’aurore, le soleil et la lune », trois phénomènes astronomiques lumineux. Quand elle pleure « des larmes d’or rouge » suite à la disparition de son compagnon, er hon fór með ókunnum þjóðum at leita Óðs (Gylfaginning, 35 : « quand elle était partie parmi des peuples inconnus pour chercher Óðr » – on attend bien d’une déesse de l’aube qu’elle parcoure le territoire de tous les peuples), ces « larmes d’or rouge » évoquent plutôt bien les couleurs de l’aurore. De même, son superbe collier d’or, Brinsingamen, peut évoquer la « robe de safran » de Êôs, la déesse grecque de l’aube, et les teintes de l’horizon au petit matin. Dans la Sörla þáttr, même si c’est un récit tardif, elle l’obtient en passant une nuit avec chacun des quatre Nains qui le lui fabrique : il est également possible, même s’ils portent ici d’autres noms, qu’ils soient un reflet des quatre Nains qui portent les quatre coins du monde : Suðri, Vestri, Norðri, et Austri (« Sud », « Ouest », « Nord » et « Est »). Ainsi, la déesse de l’aurore aurait besoin d’être successivement au au sud, à l’ouest, au nord, et à l’est, pour obtenir son magnifique « collier d’or », c’est-à-dire les couleurs du soleil levant.

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En la mémoire de Yves Kodratoff

1er président de l’association Les Enfants d’Yggdrasill, il a rejoint les ancêtres le 8 mars 2023. Pionnier de la religion germano-scandinave en France, il a aussi été le premier dans l’Ásatrú francophone à apprendre le vieux norrois pour étudier les Eddas et les sagas.

Ses traduction commentées de deux textes mythiques majeurs, le Hávamál et la Völuspá, ont servi à de nombreux païens. Il insistait aussi sur l’importance de la poésie et de la danse lors des cérémonies qu’il organisait, pour s’approcher de l’expérience d’un blót antique.

Ex-directeur de recherche au CNRS et auteur de plusieurs livres sur les runes, il a largement contribué au développement de notre religion en France. L’association Les Enfants d’Yggdrasill lui doit en partie son orientation apolitique et reconstructionniste, profondément enracinée dans l’étude des anciennes coutumes.



Voici un court poème composé en son honneur :

Norna dóms of notit hafði
Skylði fara fægir blóta,
Epli Heljar til eta í náfirði.
Vallands herr hörga nýrra
Skal drekka um skeið minni
Þess hét garmr galdrs fǫðurs.
Fjölkunnigr var Freyju ástvinr,
Spjöll opt hljóðaði heilagra goða!


Quand il vint au bout de la sentence des Nornes,
Il dût partir, le cultivateur des sacrifices,
Pour manger les pommes de Hel dans le ravin du cadavre.
La foule des nouveaux autels de France
Boira pendant longtemps en la mémoire
De celui qui se nommait « Molosse du Père des Incantations ».
Il était versé dans l’art magique, le bien-aimé de Freyja,
Souvent il chantait les histoires des dieux bénis !

* La « sentence des Nornes » est le temps de vie alloué à chaque être humain.
* Le « cultivateur des sacrifices » est une formule poétique pour désigner un païen, de même que le « molosse d’Odin ( = Père des Incantions) » désigne le chien. Son pseudonyme sur internet était hund-heiðinn, « chien de païen », un terme utilisé comme insulte par les chrétiens.
* « Manger les pommes de Hel » = mourir, et « le ravin du cadavre » = la tombe.
* « La foule des autels » est aussi une formule qui désigne ceux qui continuaient à honorer les Dieux.

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Le néodruidisme « n’a absolument rien à voir avec les pratiques antiques »

Grégory Moigne a soutenu, ce lundi 6 février 2023, à Brest, sa thèse pour l’obtention du titre de docteur en études celtiques de l’Université de Bretagne Occidentale, titrée : « Le druidisme en Bretagne : militantisme celtique, spiritualité païenne et naturalisme holistique ».

La conclusion des sept années de recherches de ce brittophone chevronné ? Le néodruidisme « est une invention moderne », qui « n’a absolument rien à voir avec les pratiques antiques, même dans ses cérémonies ». Il incorpore par contre toutes sortes de modes contemporaines, telles que « le new-age, le néochamanisme, le développement personnel et le bien-être » (source : interview Le Parisien du 06/02/2023).

Au cours de son enquête, il a pu rencontrer le groupe nommé « Gorsedd de Bretagne » (dont les membres sont régulièrement présentés comme des « druides » par la presse régionale et locale), ainsi que d’autres groupes néodruidiques bretons, y compris en participant à leurs cérémonies. Il a également rencontré les responsables des plus anciens groupes néodruidiques britanniques, ceux qui sont à l’origine du néodruidisme breton : le Gorsedd du Pays de Galles, ainsi que le « Druid Order ». Les données collectées, recoupées avec les archives de l’Université de Dublin, du Pays de Galles, et du Centre de Recherche Bretonne et Celtique (CRBC), lui ont clairement permis non seulement d’établir l’absence de filiation entre les druides antiques et les différents groupes néodruidiques modernes (nés au 18e siècle en Grande-Bretagne), mais aussi de démontrer que les idées et pratiques de ces groupes ne se basent pas sur une étude approfondie de ce qui est connu des religions celtiques pré-chrétiennes.

Il existe cependant aujourd’hui, bien qu’il s’agisse d’un phénomène nettement plus minoritaire que le néodruidisme, des tentatives de résurgence de la religion celtique, sous une forme clanique traditionnelle, en puisant aux vraies sources de la tradition celtique.

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Succès de la résurgence de la religion zoroastrienne pré-islamique en Iran

Le Group for Analyzing and Measuring Attitudes in irAN (GAMAAN) a conduit en 2020 une étude en ligne concernant l’attitude des Iraniens vis-à-vis des croyances et pratiques religieuses. Le gouvernement de la République Islamique d’Iran affirme que 99,5% des Iraniens sont musulmans, et que seuls environ 25 000 Iraniens pratiquent la religion zoroastrienne, c’est-à-dire la religion ethnique iranienne pré-islamique, issue des anciennes traditions sacrées indo-européennes (qui sont aussi à l’origine des religions ethniques européennes). Ces « Zoroastriens autorisés » sont les descendants directs des familles qui ont accepté le statut social inférieur des non-musulmans (impôts supplémentaires, interdiction de porter des armes, interdictions pour les hommes d’épouser des musulmanes, peine de mort en cas de tentative de convertir un musulman, etc), suite à la conquête arabo-musulmane de la Perse au VIIe siècle de l’ère chrétienne.

Cependant, l’étude conduite en 2020, et dont la méthodologie a été soigneusement calibrée pour essayer d’éviter les différents biais possibles, estime que 7,7% des Iraniens se considèrent comme étant zoroastriens, ce qui ferait plus de 6 millions de Zoroastriens, soit 270 fois plus que le nombre de Zoroastriens reconnus par la République Islamique d’Iran. Ces « Zoroastriens illégaux » sont des descendants d’Iraniens ayant accepté d’abandonner le zoroastrisme : l’Islam considérant l’apostasie comme un péché mortel, aucun « retour en arrière » n’est autorisé par le gouvernement de la République islamique, et les personnes abandonnant l’Islam sont régulièrement condamnés à des amendes importantes et à des peines de prison. Malgré cela, depuis quelques générations de plus en plus d’Iraniens se tournent vers la religion de leurs lointains ancêtres, aux époques où l’Empire Perse était une des plus grandes puissances mondiales (Empire Achéménide de -550 à -330 de l’ère chrétienne, puis Empire Sassanide de 224 à 651 de l’ère chrétienne).

Zoroastriens priant au sanctuaire de Chak Chak en Iran (Ebrahim Noroozi pour Associated Press)

Cependant, il reste difficile d’accéder à un apprentissage de qualité, car les prêtres zoroastriens iraniens ont interdiction, sous peine de poursuites judiciaires, d’enseigner leur religion aux personnes « légalement musulmanes », soit 99,5% de la population. De plus, les Zoroastriens traditionnels risquent d’avoir du mal à ne pas diluer leurs traditions face au grand nombre de « reconvertis », autoformés avec du contenu disponible sur internet (souvent rédigé par des membres de la diaspora iranienne en Europe et en Amérique du Nord, eux-mêmes en grande partie des « reconvertis »), et parfois incités à se revendiquer comme Zoroastriens uniquement par rejet de l’Islam. Il est donc difficile d’estimer dans quelle mesure il s’agit d’une volonté de redécouvrir les traditions sacrées ancestrales des Iraniens, et dans quelle mesure il s’agit simplement d’une volonté de garder une forme de spiritualité et/ou d’identité, tout en laissant de côté les aspects jugés « contraignants » de l’Islam tel qu’il est imposé actuellement par le gouvernement iranien.

On peut constater que ces problématiques de chiffrage du nombre d’adhérents, de la difficulté à évaluer leurs motivations, et de leur éventuel manque de capacité ou de volonté à intégrer pleinement les traditions religieuses ancestrales, concernent aussi la résurgence des religions ethniques européennes, bien que la situation soit différente à plusieurs niveaux. Par exemple, le projet de recensement païen germano-scandinave de 2013 (Worldwide Heathen Census 2013) avait estimé que, dans le monde, le nombre de personnes se revendiquant comme des païens germano-scandinaves était d’au moins 36 000, dont au moins 200 en France. Il est très probable que le nombre réel ait été plus important, et surtout qu’il ait nettement augmenté en 10 ans. Cependant, le nombre de personnes en France adhérant actuellement à une association païenne germano-scandinave reste inférieur à celui des 96 personnes ayant déclaré en 2013 qu’elles se considéraient comme des païens germano-scandinaves…

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Týr et Óðinn, deux visions de l’éthique : la fin justifie t-elle les moyens ?

Le but de cet article n’est pas de proposer une vue d’ensemble des deux divinités germano-scandinaves que sont Týr (plus anciennement *Tīwaz, « le Divin ») et Óðinn (*Wōdanaz, « l’Inspiré »), mais de voir en quoi ils forment une paire marquée par leurs différences, qu’ils s’agisse d’oppositions ou de complémentarités. En particulier, l’idée est de voir en quoi on peut considérer qu’ils incarnent deux conceptions éthiques opposées, qu’on nomme en philosophie occidentale moderne l’éthique déontologique et l’éthique conséquentialiste.

L’éthique déontologique est basée sur des principes : « certaines choses sont toujours bonnes en elles-mêmes ou toujours mauvaises en elles-mêmes ». Il y aurait des règles immuables définissant a priori les actes moralement obligatoires, les actes moralement positifs, les actes moralement neutres, les actes moralement négatifs, et les actes moralement interdits.

L’éthique conséquentialiste est basée sur des valeurs : « la fin justifie les moyens ». On peut évaluer les conséquences sur le long terme de chaque acte, dans ce qu’il a de bénéfique ou de néfaste selon des critères pré-établis, et faire la somme de ces conséquences pour mesurer a posteriori à quel point l’acte était globalement bon, globalement neutre, ou globalement mauvais.

En quoi est-ce que cette opposition pourrait être incarnée par Týr et Óðinn ? Tout d’abord, l’idée selon laquelle ils formeraient une paire d’oppositions complémentaire a été théorisée par Georges Dumézil, dans « Mitra-Varuna, essai sur deux représentations indo-européennes de la souveraineté ». Il s’est basé sur l’étude de mythologies apparentées à la mythologie germano-scandinave, en particulier 1) l’Histoire mythifiée de la fondation de la cité de Rome (toute la période avant le passage à la République romaine semble moins traiter de faits historiques que d’une ré-écriture de mythes plus anciens) et 2) la mythologie indienne très ancienne de l’époque védique, il y a 3000 à 3500 ans. Dans les deux cas, il y a la présence d’une paire de personnages aux pouvoirs surhumains (des héros dans l’Histoire de Rome, des dieux dans les Védas), qui oeuvrent ensemble pour permettre à leur communauté de continuer à exister. On notera aussi l’existence d’autres parallèles en Irlande et en Grèce, mais ils sont moins explicites et seront donc laissés dans le cadre de cet article.

A Rome, le duo est principalement incarné par Horatius Cocles et Mucius Scaevola. Le premier est surnommé « le Borgne », comme Óðinn, et défend la cité de Rome en terrifiant ses ennemis par son regard (chose dont Óðinn est aussi coutumier). Le second met en fuite les ennemis de Rome lorsque, attrapé pendant sa tentative d’assassiner le général ennemi, il jure que trois cent jeunes Romains sont prêts comme lui à sacrifier leur vie pour l’éliminer, et met sa main droite dans le feu pour prouver la détermination sacrificielle de la jeunesse romaine (tout comme Týr sacrifie sa main droite dans un serment, dans la mettant dans la gueule du loup Fenrir, c’est-à-dire d’un ennemi qui menace de dévorer les Dieux). Chez les Romains, donc, c’est surtout la complémentarité entre l’aspect effrayant du Borgne, et le serment du Manchot, qui est mise en avant.

En Inde, le duo entre le dieu Mitra et le dieu Varuna est explicité par de nombreuses formules les invoquant côte à côte. Mitra est le dieu de la société humaine et des rites qui renforcent les liens sociaux, dont le serment (comme Týr). C’est un dieu proche des humains, présenté sous un jour rassurant, lumineux, et positif. Il est le garant des normes sociales, mais agit peu de manière directe. Varuna, lui, est un dieu lointain, obscur, mystérieux. Il maîtrise les secrets des rituels et de la magie, y compris destructrice (comme Óðinn), et chevauche un monstre aquatique. Comme Óðinn, il est aussi associé aux noeuds, en particulier au noeud coulant de la corde qui étrangle les pendus. Si Mitra est le juriste qui connaît les lois, les fait connaître, incite à les respecter, et montre l’exemple ; Varuna est le juge terrible et l’exécuteur sans pitié.

Si la complémentarité (ou l’opposition) entre Týr et Óðinn est moins évidente au premier abord, on notera au premier lieu qu’ils sont tous deux volontairement mutilés, et que leurs mutilations sont celles du duo romain. Týr sacrifie sa main lors d’un serment pour démontrer sa bonne foi, Óðinn sacrifie un oeil pour boire à la source de la Mémoire (Mímisbrunnr) et donc découvrir des secrets cachés. Týr est le seul dieu auquel le loup Fenrir fait confiance pour mettre sa main droite dans sa bouche, et Týr accepte de sacrifier sa main (après quoi il ne joue plus aucun rôle dans les mythes, jusqu’au final du Ragnarök pendant lequel il mourra). Óðinn, lui, est plusieurs fois accusé d’être injuste en faisant parfois périr au combat les meilleurs guerriers, et donc en donnant la victoire aux moins bons. Sa réponse est qu’il a besoin que les meilleurs guerriers meurent au combat pour les enrôler dans son armée des einherjar, ceux qui s’entraînent jusqu’au jour du Ragnarök dans sa « halle des tués » (Valhöll) pour combattre en loup Fenrir, enchaîné seulement provisoirement par le sacrifice de Týr.

Týr a accepté de sacrifier ses capacités d’action pour agir dans le respect des principes (il a mis sa main droite en gage en acceptant de la perdre si Fenrir était enchaîné, mais Fenrir devait être enchaîné, donc il l’a perdue). Pendant ce temps, Óðinn, lui, agit beaucoup et un peu partout, souvent d’une manière qui semble à premièrement vue moralement condamnable. Les exemples sont… nombreux : il cause la mort des ouvriers agricoles de Suttungr, il séduit et abandonne Gunnlöð malgré un serment qu’il lui a fait, il fait périr au combat les meilleurs guerriers, il viole Rinðr pour avoir un fils qui vengera Balðr, etc. Mais il fait tout cela en vue des conséquences sur le long terme, pour éviter un mal pire encore le jour du Ragnarök. Les actes de Óðinn ont pour objectif de devenir moralement positifs après coup, en faisant le calcul des conséquences par rapport à certaines valeurs. Avec pour risque de se tromper sur les conséquences prévues.

Týr a les mains propres, parce qu’il n’a plus de main (droite, celle qui tient l’épée). Privé de ses capacités d’action, il n’est plus vraiment confronté à des dilemmes moraux significatifs. Óðinn, lui, a sacrifié de sa personne pour acquérir des connaissances secrètes et les pouvoirs magiques qui vont avec ; et il les cumule avec le pouvoir politique en tant que chef des dieux. Or, de grands pouvoirs impliquent de grandes responsabilités. Le panel d’actes à sa disposition, et les conséquences potentielles de ses actions comme de ses inactions, sont énormes. Pour essayer de garantir qu’un nouveau cycle cosmique succède à celui du Ragnarök, que l’espèce humaine et l’ordre divin puissent survivre et se développer à nouveau, si possible d’une manière encore plus harmonieuse que dans notre cycle actuel (débuté par la mise à mort et le dépeçage du géant Ymir par Óðinn et ses frères !), Óðinn doit littéralement faire tout ce qu’il peut pour planifier les actes qui éviteront, sur le très long terme, le plus de maux. Même si ces actes impliquent, sur le coup, de ne pas respecter certains principes, et d’avoir des conséquences immédiates qui sont terriblement négatives. Et le truc, c’est que « faire tout ce qu’il peut, y compris du sale », c’est faire beaucoup de choses, y compris très sales.

A mon sens, Óðinn fait le sacrifice suprême, plus grand que celui de son oeil et plus grand que celui de Týr. Au lieu de se condamner à l’impuissance par désir d’être moral, il se condamne à l’immoralité par nécessité d’être puissant. Il prend le risque, en essayant de faire en sorte que ses actes soient éthiques a posteriori plutôt que d’avoir l’assurance qu’ils le soient a priori, de se tromper. La question est de savoir dans quelle mesure on est autorisé à faire ce genre de paris sur l’avenir. Chacun d’entre nous est le seul à être affecté par les conséquences morales de chacun de nos choix (ou de nos absences de choix : ne pas choisir, c’est toujours choisir de ne pas choisir) : la faute ou le mérite retombent sur nous seuls. Mais ce sont les autres qui seront affectés par les conséquences matérielles de nos choix. Si nous avions une méthode infaillible pour prédire de manière exacte toutes les conséquences de nos choix sur le très long terme, il serait tentant d’opter pour une éthique conséquentialiste : il semblerait bien égoïste de préférer se donner bonne conscience, plutôt que de de faire des choses réellement bénéfiques aux autres sur le long terme.

Parce que Óðinn a la connaissance de très nombreuses choses, en particulier de nombreuses choses concernant l’avenir (par des moyens magiques), il choisit une éthique conséquentialiste. Mais pour nous, humains, l’éthique déontologique présente l’avantage d’offrir certains garde-fous : ses principes s’appliquant dans toutes les situations nous permettent de ne pas essayer de prédire l’avenir en permanence, ce qui est hors de notre portée. Les personnes les plus sages et les plus savantes, ainsi que les personnes ayant de fortes responsabilités (dans l’idéal, ce sont les mêmes personnes, bien que ce ne soit pas toujours le cas !), auraient par contre des raisons valables d’outrepasser parfois l’éthique déontologique, qui permet à une communauté de se structurer autour de règles simples. Tout comme Óðinn qui est le chef des dieux, les meneurs sont parfois amenés à des dilemmes moraux où la bonne conscience peut ne pas être toujours le bon choix, où leur rôle implique, déontologiquement, de ne pas suivre les règles communes, mais de se « condamner à l’immoralité par nécessité d’être puissant ». Ils restent toutefois responsables de leurs actes, comme Óðinn qui fut, d’après la Gesta Danorum, banni pendant dix ans par les dieux pour des actes infâmes.

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