(Re)trouver le sens des rites païens – battle de philo, Varron VS Cicéron !

Un récent article en anglais, « Pensées philosophiques » (sur l’excellent blog « Of Axe and Plough », axé sur le polythéisme anglo-saxon et romain, mais aussi sur des réflexions philosophiques et humaines plus générales à propos du renouveau païen) a attiré mon attention. Ce qui suit n’est pas une traduction à proprement parler, mais plutôt un résumé commenté.

J’avais déjà écrit ici un article tentant de donner une vision panoramique des différentes approches possibles concernant les rites ancestraux dans les traditions religieuses païennes, du traditionalisme strict au « progressisme rituel », sous le titre de « Faut-il (vraiment) changer les rites ?« . Ces différentes approches se rapportaient à la manière dont on pratique les rites, mais ne nous disait rien de la manière dont ils peuvent être conceptualisés et vécus, c’est-à-dire de l’expérience intérieure des pratiquants et de la manière dont ces expériences sont intégrées dans un système de pensée.

Contrairement aux apparences, donc, on peut adopter un traditionalisme rituel très strict tout en étant ouvert à une évolution du sens des pratiques ancestrales qu’on reproduit fidèlement. Un exemple en est par exemple celui de brahmanes hindous traditionalistes qui accomplissent de manière presque inchangée des rites remontant à l’époque védique, donc vieux d’au moins 3000 ans, mais dont l’enseignement philosophique concernant la nature des dieux, le devenir de l’âme humaine après la mort, … est nettement plus récent et plus proche des courants intellectuels dominants de l’hindouïsme contemporain.

Si la question du sens des rites est un sujet particulièrement important (et parfois houleux) au sein des mouvements de renouveau païen européen, ce n’est pas un débat récent, ni réservé aux traditions religieuses dont la transmission a été interrompue par des conversions forcées. Dès le Ier siècle avant (!) l’ère chrétienne, des intellectuels romains se sont préoccupés de l’hésitation (voire de l’indifférence) qui régnait autour de l’origine et de la signification d’un certain nombre de rites religieux très anciens, censés pour certains avoir plus de 600 ans. Leur pratique avait continué, mais les raisons et le contexte de leur mise en place étaient devenus particulièrement flous, avec parfois des opinions tellement divergentes qu’il était clair que certaines d’entre elles étaient de pures devinettes, basées parfois sur des arguments aussi solides que des… jeux de mots.

Des mots en latin, juste parce qu’il faut une image pour que les gens cliquent, désolé (source : image libre de droits du iStock)

Varron (Marcus Terentius Varro, de -116 à -27 de l’ère chrétienne) était un romain de noble famille, qui fit carrière comme homme politique et comme écrivain. Il consacra toute une série de livres, les Antiquitates rerum humanarum et divinarum (« Lois et rites antiques »), à décrire les rites anciens et compiler les différentes théories à leur sujet. Bien qu’influencé par les idées philosophiques des philosophes stoïciens (originaires de Grèce), comme une bonne partie des nobles romains de son époque, Varron attachait beaucoup d’importance à essayer de retrouver, par une méthode qui s’approchait de celles des historiens modernes, le contexte d’établissement des rites, pour en trouver le sens originel.

Cicéron (Marcus Tullius Cicero, de -106 à -43 de l’ère chrétienne), son contemporain, venait des mêmes milieux et a suivi une carrière similaire. Il a laissé de nombreux ouvrages, mais deux en particulier traitent de rites et de théologie : son « Traité sur la divination » (De divinatione) et son « Traité sur la nature des Dieux » (De natura deorum). Dans ce dernier, il fait dialoguer des personnes représentant les différentes écoles philosophiques à la mode dans la haute société romaine de son temps : l’épicurisme (auquel Cicéron est opposé), le stoïcisme (pour lequel il a quelques sympathies, en particulier en matière d’éthique), et l’académisme sceptique (courant duquel il est le plus proche : c’était une évolution de la pensée de Platon qui intégrait beaucoup d’influences de l’école sceptique fondée par Pyrrhon ; l’idée générale était que rien n’est certain, mais qu’il est possible d’avoir des degrés de probabilité plus ou moins grandes sur la véracité d’une affirmation).

Pour Cicéron, la signification véritable des rites n’est pas à chercher dans une reconstruction de ce que les anciens pensaient à ce sujet, mais dans l’usage de la raison, au sein d’une vision du monde venue de l’étranger (ici, la Grèce, récemment conquise par les légions romaines). Il considère que cette recherche du sens profond des rites sacrés n’est pas dirigée vers le passé, mais vers l’avenir, qu’il s’agit d’un savoir à découvrir plutôt qu’à redécouvrir. De même, cette quête n’est pour lui plus limitée à la seule tradition nationale, celle des ancêtres dont on a hérité des rites, mais il estime qu’on peut faire appel à idées extérieures, pour peu qu’elles soient réellement d’une sagesse supérieure et pas seulement attrayantes pour leur côté exotique.

De son point de vue, si les dieux ont inspiré ces rites aux ancêtres des Romains, c’était pour une bonne raison, indispensable à la marche du monde : les Romains ont pour devoir sacré d’accomplir les rites romains, comme les Grecs ont pour devoir sacré d’accomplir les rites grecs. Simplement, le don divin de la raison, dont l’usage peut se perfectionner de génération en génération, est ce qui peut nous permettre, au fil des siècles, de réussir à avoir une meilleure compréhension du sens véritable de ces rites, un sens pleinement connu des dieux mais imparfaitement connu par les premiers humains à qui ils les ont inspirés.

La différence entre ces deux approches, celle de Varron et celle de Cicéron, est importante et saute aux yeux. Elle pourrait, de loin, ressembler aux débats existant actuellement au sein des mouvements de renouveaux païens européens, entre d’un côté les reconstructionnistes qui basent leur démarche sur une étude rigoureuse et méthodique des sources (archéologiques, textuelles, folkloriques, etc) et se concentrent généralement sur une seule tradition ; et de l’autre côté ceux qui font passer la rigueur historique au second plan, et procèdent volontiers de manière éclectique, en piochant ce qui les intéresse dans diverses traditions. Cependant, Varron et Cicéron sont tous les deux conservateurs en matière rituelle. Aucun des deux ne propose de modifier les cérémonies officielles du culte public, ni dans les modalités des sacrifices, ni dans les prières prononcées. Leur divergence porte uniquement sur le sens de ces actes rituels, c’est-à-dire sur le pourquoi et pas sur le comment, sur l’expérience intérieure mais pas sur la liturgie (qui fait, elle, consensus).

Si la démarche « antiquaire » de Varron, d’une manière surprenant pour un païen du Ier siècle avant l’ère chrétienne, est très similaire à ce qu’on trouve chez beaucoup de reconstructionnistes contemporains (encore que les opinions y soient plus variées qu’on pourrait le croire au premier abord), celle de Cicéron ouvre des horizons qui me semblent avoir été peu explorés. Il serait peut-être envisageable, tout en essayant de respecter au plus près ce qu’on peut reconstituer des anciennes cérémonies, de mobiliser des écoles philosophiques modernes et/ou étrangères (je pense en particulier à la très riche philosophie indienne, qui est apparentée et compatible avec nos religions européennes, mais on peut envisager de voir plus loin, par exemple dans les écoles chinoises du taoïsme et du confucianisme), pour ne pas seulement retrouver le sens antique des rites, mais pour trouver enfin leur sens véritable (ou en tout cas essayer de s’en approcher, en toute humilité). A tout le moins, l’idée vaut la peine d’être étudiée, et n’a rien d’une lubie moderne, pas plus que Cicéron n’était un hippie new-ageux.

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5 réflexions sur “(Re)trouver le sens des rites païens – battle de philo, Varron VS Cicéron !

  1. Excellent article et excellent positionnement à mon avis. Rigueur, souplesse de l’intelligence, soif de vérité et d’intériorité… Peut-être parviendrons nous ainsi à des reconstructions où l’esprit et la puissance seront vraiment présents, au delà des projections individuelles et autres « ressentis » (???)
    Jaufré Darroux

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  2. sebastien

    intéressant, merci.
    j’avais bien aimé aussi les réflexions de Collin Cleary dans Summoning the Gods, quant à la recherche moderne de ce que cela pouvait bien vouloir dire que de s’ouvrir au dieux/déesses… pour retrouver cet esprit païen, par delà les rites mêmes (sans pour autant les refuser).

    Quant à moi, je pense, que c’est en pratiquant (et finalement, peu importe « comment » puisque la dimension intérieure est la plus importante) qu’on comprend progressivement ce que l’on fait, pourquoi on le fait et le fruit que cela procure.
    nous ne sommes > définitivement < plus les mêmes, la "querelle des anciens et des modernes" est un faux débat. ON ne se baigne jamais 2 fois dans le même fleuve…

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    • Je n’ai pas encore lu « Summoning the Gods », en attendant d’avoir déménagé ma bibliothèque je fais un (presque) jeûne des achats de bouquins… comme dit plus bas, tout à fait d’accord sur l’importance de la pratique, même si personnellement je dirais que la pratique des rites *anciens* a de l’importance (comme l’enseignent les stoïciens, l’école hindou du Mîmâmsâ, un certain nombre de néoplatoniciens, etc).

      Merci pour ta réponse en tout cas !

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  3. Je mets ici un complément rédigé suite à un commentaire sur le groupe Facebook « Paganisme – Forum Francophone des Religions Ethniques » :

    L’idée était moins de chercher à trouver une explication aux rites dont le sens était déjà obscur dans l’Antiquité, que de voir dans quelle mesure leurs réflexions pouvaient être intéressantes pour nous qui sommes dans une position où, finalement, le sens de *tous* les rites ancestraux a été flouté par la rupture de transmission, même ceux dont le sens pouvaient faire assez largement consensus à l’époque. Après, sur certains points on peut avoir accès à des informations dont les anciens ne disposaient pas et qui peuvent éventuellement apporter des indices, je pense par exemple au comparatisme indo-européen (avec des analogues assez précis de la suovitaurilia en Grèce et en Inde, qui montrent la grande ancienneté de cette pratique ; ou des triades divines analogues à la triade précapitoline Jupiter-Mars-Quirinus, qui peuvent donner des indices sur le rôle ancien de Quirinus qui était déjà devenu flou à la fin de la république, etc).

    Mais, en fait, je pensais en particulier aux traditions celtiques et germano-scandinaves que je pratique, et pour lesquelles, même quand on a des informations factuelles sur certains rites, on a pour ainsi dire rien (ou en tout cas, presque rien d’explicite) sur le sens du rite. Le monde hellénique nous a laissé des traités théologiques et métaphysiques, mais pour l’Europe du Nord on a uniquement des sources sur les mythes et les rites (et on est déjà contents quand on en a !), sans vraiment avoir de témoignages directs sur la manière dont ils étaient interprétés. Et l’option de se cantonner à l’étude des interprétations qu’en faisaient les anciens n’est même pas disponible, puisque l’information a été perdue… ce qui nous amène plus ou moins à la situation de Varron et Cicéron face aux rites archaïques de leur temps.

    Globalement, j’ai évité de rentrer dans le débat dans l’article lui-même, parce que je ne voulais pas trop orienter les éventuelles discussions, parce que l’article était déjà bien long, parce que je voulais aussi me laisser le temps de décanter tout ça. Je pense, comme toi, que nous sommes en effet dans un posture bien plus difficile que celles de Varron et Cicéron, parce qu’ils pouvaient au moins s’appuyer sur une transmission ininterrompue des pratiques toujours en vigueur, et que même si des zones d’ombres existaient quand au sens de certains rites, pour l’interprétation d’un certain nombre d’autres rites ils bénéficiaient d’une transmission directe. Je pense aussi, comme Druuis Auetos qui m’a le premier exposé à cette idée, que l’orthopraxie, dans la mesure à laquelle nous pouvons y tendre dans l’état de nos connaissances et de nos moyens, est une source de connaissance : que la pratique assidue des rites porte en elle-même son propre sens, et constitue un canal privilégié pour nous dévoiler ses aspects plus ésotériques, invisibles à celui qui ne s’immerge pas pleinement dans le rite.

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  4. Intéressant. Non seulement j’aime l’école sceptique, mais en plus je viens du tao. Je témoigne, en effet, porter un sens de cet ordre, dans mes vœux. Le tao du ciel…

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