DNH #31 : Culte de la singularité et indifférenciation

La singularité, quand elle n’assume pas une série d’appartenances, quand elle n’est pas la fine pointe d’une pyramide allant du genre à l’espèce, à la sexuation, à la naissance, quand elle se pose dans l’absolu, ne correspond au final qu’à une identité numérique. C’est « le visage », mais ce visage n’a pas de traits, il n’est plus qu’un smiley, parce qu’on craint trop d’y reconnaître un type ethnique, un caractère morphologique, un âge de la vie, la ressemblance avec un père ou une grand-tante, etc. Il est dès lors unique, mais comme n’importe quoi, ne se distinguant des autres que par ses coordonnées spatiotemporelles. Car chaque brin d’herbe est unique, lui aussi, de même que chaque objet industriel, qui porte son numéro et sa marque dans une série. L’unicité est un transcendantal, d’après Thomas d’Aquin (il emploie pour la désigner le terme aliquid). Elle signifie ce qui échappe à la généralisation, mais selon un mode aussi abstrait et commun que le mot « être ». Et c’est pourquoi son exaltation pure, sans passer par des catégorisations préalables, aboutit à l’indifférenciation.

Elle correspond au plan anthropologique à ce qui s’est passé au plan politique, en France, en 1791, avec la loi Le Chapelier, qui supprima les corps intermédiaires. En ôtant toute reconnaissance légale aux familles, aux corporations, aux confréries ou aux rassemblements paysans, elle inventait un jeu social où il n’y avait plus que des individus et un État – mais ces individus divisés, isolés de leur base, pour ainsi dire, devenaient des éléments facile à manipuler et à massifier, comme l’a bien vu Hannah Arendt. Il en va de même quand on ne reconnaît plus que l’identité générique – l’Homme – et l’identité numérique – le pur singulier. Il manque tous les intermédiaires qui donnent à ces termes leur densité.

Mon ami Olivier Rey m’a récemment suggéré que le culte de la singularité avait favorisé l’essor de la statistique. De fait, quand il n’y a plus rien de commun, ni nature, ni genre, ni principes à partir desquels on puisse faire des déductions, il ne reste plus qu’à recenser et chiffrer des données empiriques. L’unicité se change en simple unité de calcul. L’individu se montre si incomparable qu’il devient quelconque et peut même rentrer, ultimement, dans un algorithme. Alors, certes, je suis unique, mais c’est en étant ce vivant mortel, animal, humain, fils de Bernard et Danielle Hadjadj, de naissance juive tunisienne mais à Nanterre (Hauts-de-Seine), de langue française, de confession catholique, ayant grandi en écoutant Brassens et Prince, etc. Seule cette unicité d’assomption (et non d’absolutisation) peut avoir une consistance, tant il est vrai que l’originalité ne se déploie vraiment que dans une hospitalité à nos origines.

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